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Quel avenir pour les medias ? Par Jerôme Colin, Roland Berger

Jerome Colin Principal Media  Roland Berger

Dé-linéarisation, saturation des médias distribués, recomposition des acteurs et accélération des GAFA...Pour décrypter un marché des médias en pleine hybridation, Viuz a rencontré Jerôme Colin, principal chez Roland Berger

Décryptage :

Viuz : Les médias sont-ils solubles dans Facebook/Snapchat etc... ?

Jerôme Colin : Les réseaux sociaux changent radicalement les règles du jeu pour les médias classiques, d'une part car ils peuvent être une incroyable source de trafic, d'autre part car ils poussent de l'information vers les utilisateurs, via une curation du contenu par leurs "tribus".

A titre d'exemple, selon l'institut Reuters, 44% des Anglais utilisent les réseaux sociaux pour s'informer, 34% des Français font de même ! Il faut dire que selon une analyse que nous avons menée récemment, les articles de presse représentent environ 10% des flux Facebook (action Publier ou Partager), et 12% des clics Facebook (Publier, Partager, Liker, Commenter) ! Les pages ou flux des grands médias sont également plébiscités par les utilisateurs : 35% des utilisateurs de Twitter sont abonnés à des flux médias.

Cette évolution des usages force les médias à gérer un nouveau canal dont ils deviennent très dépendants. De fait, plus de 15% du trafic des grands sites médias provient de réseaux sociaux, y compris chez les plus traditionnels, tels que dans la PQR. Et lorsque Facebook change son algorithme pour privilégier les contenus personnels, l'impact est immédiat : c'est 25% à 50% de baisse du trafic en provenance de Facebook.

Les médias les plus avancés l'ont compris, les réseaux sociaux présentent à la fois un risque (éclatement du trafic, commoditisation de l'information) et une opportunité (travail de la marque, connaissance des consommateurs, trafic,…) pour eux. C'est pourquoi, le New York Times a par exemple créé une équipe dédiée de 10 personnes, chargée d'animer sa présence sur les réseaux sociaux.

Un des effets induits (en conjoncture avec leurs problèmes économiques) a été la forte montée en puissance des modèles semi-payants pour les médias en ligne : entre 2010 et 2014, la proportion des principaux journaux américains proposant des contenus payants est passée de moins de 20% à 80% ! En particulier, le modèle du "compteur", plébiscité par 2/3 des journaux américains a été mis en place pour faire face à cette masse de visites un peu désorganisées.

Au final, la relation entre médias et réseaux sociaux reste ambiguë et peu confortable pour des acteurs obligés de se réinventer. Et la stratégie fluctuante, très orientée vers l'expérimentation, de Facebook (hébergement et régie pour médias, évolution des algorithmes) ne facilite pas les choix complexes auxquels ceux-ci doivent faire face. 

Viuz : Y-a-t-il un avenir pour les medias distribués ?

Jerôme Colin : En quelques années, le panorama des médias en ligne s'est largement clarifié et polarisé. La plupart des médias traditionnels ont évolué vers des modèles partiellement payants, et évitent la confrontation directe avec les médias distribués. D'un côté il y a la profondeur d'analyse, l'information qualifiée et raisonnée, qui a un prix, d'un autre il y a l'abondance, l'instantanéité, le divertissement, monétisé exclusivement par la publicité.  Soit un modèle orienté "valeur" (qualité rédactionnelle contre paiement, et ciblage des lecteurs), contre un modèle "volume" (très faible valeur à la page). Là où le bât blesse c'est que ce modèle "volume" s'est emballé, et se commoditise lui-même : il y a eu une course à l'abondance, les " têtes de gondole " du Huffington Post (à savoir les rédacteurs à forte visibilité) sont finalement rares, et l'immense majorité du trafic se fait sur des pages à faible valeur rédactionnelle et à très faible valeur publicitaire. Cela crée de belles opportunités pour les annonceurs, car le programmatique et le retargetting leur permettent parfois d'acheter du trafic qualifié à faible coût, mais, c'est une fuite en avant pour les médias distribués. On voit d'ailleurs fleurir ces derniers temps les liens publicitaires vers ces médias, et les pages sont envahies de teasers pour ces contenus qui tiennent plus de l'entertainment que du média.

Si l'avenir s'annonce compliqué pour les médias traditionnels, qui peinent à couvrir leurs coûts élevés, il s'annonce aussi difficile pour les médias distribués, qui peinent de plus en plus à couvrir leurs coûts faibles ! Il est temps pour ces derniers de pivoter, de faire évoluer leurs modèles, afin de retrouver de la valeur chez le consommateur (à travers du ciblage, des services complémentaires,…) comme essaie de le faire Webedia avec ses verticales, et de travailler leurs marques pour, comme les traditionnels, en faire des références monétisables.

Viuz : Pourquoi le scale ne porte pas ses fruits ?

Jerôme Colin : Effectivement, rares sont les acteurs qui arrivent à bénéficier d'un effet d'échelle. On pourrait citer quelques exceptions : le New York Times qui s'internationalise à peu de frais grâce à sa notoriété quasi sans équivalent, Webedia qui travaille la multiplication de verticales et la mutualisation des infrastructures,… mais même Warren Buffett peine à trouver le bon modèle avec sa centaine de titres de presse locale.

La raison principale est que les attentes des lecteurs sont fragmentées. Que ce soit l'orientation politique, la balance information vs entertainment, le style, la profondeur géographique,… les segments de marchés sont multiples. Et si la "tête de marché", l'info générale nationale et internationale, est partagée par tous (mais également commoditisée), les "tails" sont à la fois très longues et peu massives. Produire de la qualité ne peut donc pas réellement scaler. C'est le problème des médias traditionnels. Pour les médias plus en rupture, l'échelle ne compense pas la commoditisation des inventaires publicitaires.

Il faut noter toutefois une approche en rupture, qui est celle de Jeff Bezos avec le Washington Post : il est en train de faire avec le WaPo ce qu'il a fait avec l'activité d'e-commerçant d'Amazon. L'activité traditionnelle lui permet de bénéficier de la masse critique pour essayer d'en faire le cœur d'une marketplace (accueillant les articles des autres, contre partage de revenus) et le premier client d'une activité de Software/Infrastructure as a Service. C'est une approche unique et qui pourrait bouleverser le paysage.

Viuz : Quelles solutions existent aujourd'hui pour les grands groupes de medias ?

Jerôme Colin : Dans ce contexte, l'avenir des grands groupes de médias est loin d'être garanti, mais un grand nombre d'initiatives peuvent et doivent être lancées pour les transformer et essayer de sécuriser leur avenir. Nous allons voir des années difficiles mais passionnantes, tant il est possible d'infléchir la stratégie à 360 degrés.

Avant d'aborder les évolutions plus radicales, un point important est de ne rien lâcher sur le contenu ! C'est le cœur du métier et c'est ce qui fait la valeur. Cela n'empêche pas de faire du divertissement par exemple (pour optimiser les usages courts), mais pour éviter la l'effet "médias distribués", il est essentiel de continuer d'investir sur les contenus : qualité et véracité de l'information (à ce titre, les lives du Monde sont exemplaires), profondeur et mise en perspective de l'analyse (à l'instar de Ouest-France par exemple, dans la PQR, pour faire le lien entre local et international), intérêt de l'information ou du service rendu pour la cible de lecteurs (à nouveau, la PQR, les angles des différents médias). L'exclusivité continue d'exister, et peut être monétisée, mais ne concerne plus l'information brute ni la chronologie de publication : l'exclusivité c'est la bonne information, avec la bonne présentation, pour le bon utilisateur. Ceci est essentiel pour mettre en œuvre des modèles freemium (paywall ou bien segmentation gratuit-payant des articles), qui seront les modèles les plus répandus à l'avenir.

Pour produire ces contenus avec une structure de coûts adaptée, les médias vont devoir innover dans leurs modes de travail et leurs organisations : la production doit devenir plurimédia, en temps réel, avec les outils adaptés. Bref, il est nécessaire de numériser (au sens du cloud, du mobile,…) le travail des journalistes et de penser "digital-first". C'est un renversement de modèle par rapport aux rédactions actuelles et leurs desks internet. Une partie de la production de contenus peut également être partiellement automatisée, via le crowdsourcing, les flux de données, réseaux sociaux et l'intelligence artificielle.

Le potentiel de monétisation par la publicité reste sous-exploité par les médias traditionnels : la technologie et la donnée leur ont pour le moment échappé, au profit des grands groupes technologiques (Google, Facebook, Criteo,…). Pour s'approprier au mieux les bénéfices du targetting, les médias doivent mettre en place des stratégies agressives d'acquisition, traitement et utilisation de la donnée utilisateurs. C'est le sens du partenariat récent entre Lagardère et Les Echos : la valeur sera d'autant plus grande que les médias partageront ces données. De plus, développer en interne de fortes compétences AdTech et Data Science sera indispensable pour ne pas devenir complètement dépendant des groupes technologiques.

La marque (celle du média, mais aussi la marque individuelle des journalistes) constitue un actif important, pour la confiance et l'intimité client (et peut être renforcée par une utilisation intense et intelligente des réseaux sociaux). Elle constitue par ailleurs le socle de la diversification, indispensable désormais. Cette diversification peut concerner l'évènementiel, l'investissement dans des start-ups (media for equity), la production de bases de connaissances,… Les options sont infinies, mais les moyens manquent et les choix seront décisifs pour l'avenir.

Dans le contexte du monde numérique, les grands médias n'ont jamais été aussi présents…ni aussi menacés. C'est le moment pour eux de se ré-inventer et de capter tout le potentiel de leur histoire (marque, savoir-faire, reach,…) et des nouvelles technologies !

 

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