
Ces derniers mois, de grandes marques ont annoncé leur départ des réseaux sociaux, en particulier la marque de cosmétiques Lush et le maroquinier et chausseur italien Bottega Veneta (groupe Kering). Mais fermer les comptes réseaux sociaux d’une marque ne veut pas vraiment dire que celle-ci n’est plus présente dans les discussions ni représentée par des influenceurs. Zoom sur le cas Bottega Veneta pour décrypter cette stratégie du « partir pour mieux revenir » sur les réseaux sociaux ou ailleurs. D’ailleurs, la première « metaverse fashion week » arrive fin mars.
Les budgets marketing du luxe et de la mode
Avant de parler du départ de certaines grandes marques de luxe, regardons déjà leur présence sur les réseaux sociaux et leurs budgets. A avril 2021, la marque de luxe la plus suivie sur les réseaux sociaux était Chanel avec 81.4 millions de fans en cumulé sur Facebook, Instagram, Twitter, et YouTube. On retrouvait en second Louis Vuitton, avec plus de 75 millions de fans.
Le budget marketing global de Chanel en 2021 était de 1.77 Milliards de dollars, avec un budget d’achats d’espace publicitaire de 500 millions de dollars. Difficile d’isoler le budget réseaux sociaux puisque la présence de la marque est constituée de photos ou vidéos des coulisses des défilés, d’opérations avec les égéries de marque (depuis 2020 Marion Cotillard a repris le flambeau de Nicole Kidman) ou encore de collaboration avec des influenceurs. Toute la stratégie de la marque Chanel est alors de préserver sur les réseaux sociaux une image mélant sophistication et simplicité, pour une clientèle d’amateurs de luxe.

Tendances et chiffres du marché du luxe
Derrière ce rouleau compresseur du raffinement à la française, de nombreuses marques de luxe internationales se battent pour leur part du marché global du luxe. Après s'être contracté en 2020 en raison de la pandémie, le marché a progressé de 13 % à 15 % en 2021 pour atteindre 1 140 milliards d'euros, selon le rapport 2021 de Bain and Company avec la fédération italienne du commerce Fondazione Altagamma. Toutefois, ce chiffre reste inférieur de 9 à 11 % à celui de 2019.
Parmi les tendances détectées en 2021 (que les tensions géopolitiques actuelles ne pourront que renforcer) : une croissance de l’achat local de marques de luxe (+50 à 60% entre 2019 et 2021), notamment de marques chinoises avec une clientèle qui auparavant profitait de voyages pour acheter. Le marché du luxe Chinois devrait ainsi croître de 36% pour atteindre 60 Milliards de dollars.
On note aussi au niveau mondial le développement de nouvelles petites marques qui représentent actuellement 2% du marché, mais ont une croissance deux fois plus soutenues que le reste du marché. Enfin la nouvelle génération d’acheteurs du luxe change les règles du jeu avec une appétence pour l’achat en ligne (pour les accessoires de luxe, le e-commerce représentait 12% des achats en 2019 et près du double en 2020 avec 23%), mais aussi de nouvelles attentes vis-à-vis de l’engagement social et écologique des marques.
Un problème d’efficacité commerciale des réseaux sociaux
Bien qu’Instagram soit identifié depuis plusieures années comme une plateforme incontournable pour le monde du luxe et de la mode, qui lui a ouvert les coulisses de ses défilés, certains analystes pointent néanmoins une efficacité relative en termes de ventes. Ainsi selon un sondage de Forbes auprès de 500 décideurs du secteur (publié début 2021), 30% des entreprises du luxe utilisant Instagram déclaraient la plateforme « très efficace », pour seulement 16% Facebook était « très efficace », Pinterest à 9% et YouTube à 8%. Les chiffres d’efficacité de Twitter, Snapchat, WeChat et TikTok étaient alors jugés trop restreints pour être mesurés. Ce manque d’efficacité des réseaux sociaux pour les ventes contraste directement avec leur efficacité en termes de trafic, avec 63% des agences déclarant qu’Instagram est sur ce point « très efficace » et Facebook très efficace à 40%.
Selon les analyses de Forbes, on comprend alors que pour certaines marques de luxe les réseaux sociaux n’attirent donc pas forcément à elles les clientèles qu’elle souhaitent réellement cibler. En conséquence, début 2021, une grande majorité des marques de luxe anonçaient ainsi n'investir que dans le marketing Internet/numérique, mobile et par courriel en 2021. Les budgets pour tous les autres types de marketing - publipostage, impression, publicité extérieure, radio et télévision devant rester inchangés ou être réduits.

Le cas de la « disparition » de Bottega Veneta
C’est dans ce contexte de réinvention du marché du luxe et de focus sur l’efficacité commerciale qu’il faut comprendre la stratégie de Bottega Veneta de se retirer des réseaux sociaux. Le 6 janvier 2021, la marque a créé un buzz mondial en fermant du jour au lendemain l’ensemble de ses comptes sur les réseaux sociaux. A cette date, Bottega Veneta comptait 2.5 millions de fans sur Instagram.
Une stratégie orchestrée par Daniel Lee, nouveau directeur artistique de la marque, arrivé en 2018 et finalement remplacé en novembre 2021. Pour comprendre la philosophie de Daniel Lee, cette citation de 2019 publiée dans Vogue UK prend tout son sens : « J’ai vraiment adoré grandir à une époque où Instagram n’existait pas – on s’amusait, tout simplement ”(…) “Il sera intéressant de voir ce qu’il se passe par la suite. Je pense qu’on observera un retour de la vie privée. Je l’espère ».

Pour accompagner cette stratégie, Bottega Veneta avait lancé en mars 2021 un nouveau magazine trimestriel, une tactique de « print » ultra qualitatif avec des photographes et rédacteurs de prestige. On retrouvait ainsi dans le premier numéro la rappeuse Missy Elliott ou encore la créatrice polonaise Barbara Hulanicki à l’origine de la boutique de mode anglaise Biba. Cette même approche print a déjà été employée par Hermès avec son magasine « le monde d’hermès » ou encore Acne avec « Acne Paper ». Selon les experts de Business of Fashion, ces approches permettent aux marques de luxe de réduire leur dépendance vis-à-vis des médias traditionnels pour raconter au public l’histoire de leurs produits. C’est aussi une stratégie qui épuise moins la marque et son aura, contrairement au rythme quotidien effreiné imposé par les réseaux sociaux.
Ce changement de rythme et un retour à des contenus plus exclusifs et intimes s’est aussi répercuté sur le format des défilés de mode de Bottega Veneta. Les grands shows mensuels ont ainsi été remplacés par de petits défilés privés appelés « salons » et des expériences exclusives comme par exemple un défilé dans un lieu industriel à Détroit ou encore des invités du monde du hip-hop.
Le rôle des influenceurs pour créer le désir
On comprend donc l’intérêt d’une marque comme Bottega Veneta de ne pas s’essoufler à poster des posts qui pourraient devenir banals sur les réseaux sociaux. Mais la marque ne disparait pas pour autant des plateformes car elle cultive des partenariats avec des stars et créateurs qui ne cessent eux d’imaginer des contenus originaux.
D’où l’importance des budgets dédiés aux influenceurs, par exemple pour Bottega Veneta avec la chanteuse et entrepreneuse Rihanna, à la tête de sa marque de cosmétiques Fenty. Bottega Veneta customise certains vêtements pour l’usage exclusif de ces stars, comme ce manteau orange porté par Rihanna.

Mais les marques capables de dédier ce type de budget pour leur influence sur les réseaux sociaux sont rares. D’après une estimation de Statista de 2020, sur les marchés Européens et Américains, en mode luxe et beauté seuls 11% des marques investissent de très gros budgets (de plus de 100 000 dollars) en « influencer marketing », et 30% d’entre elles y consacrent moins de 5000 dollars.
Enfin, pour une marque comme Bottega Veneta, cette coupure des réseaux sociaux pour attiser le désir permettra toujours de créer l’évènement lors d’un retour éventuel. Une stratégie du « partir pour mieux revenir » qu’on imagine aussi leur permettre de tester les taux de transformation sur d’autres plateformes…
et pourquoi pas sur le métavers. En effet, une première « Metaverse fashion week » est annoncée du 24 au 27 mars 2022 sur Decentraland. L’évènement sera lancé le 23 mars avec l'inauguration du vaisseau amiral de Selfridges dans le métavers, avec une expérience immersive proposée avec Paco Rabanne et la Fondation Vasarely. De petits créateurs et de grandes marques seront présentes, comme Tommy Hilfiger, Dolce&Gabbana, Elie Saab, Guo Pei, Etro, Jacob & Co, Dundas ou encore Cavalli (source FashionNetwork et le communiqué de Decentraland).

Séverine Godet