par Romain Bendavid
La progression du télétravail en à peine cinq ans est vertigineuse. En 2019, un an avant la crise sanitaire, seuls 4% des salariés y avaient recours au moins une fois par mois. Fin 2024, cette proportion atteint 25%, avec une fréquence moyenne de deux jours par semaine. Le travail à distance constitue dès lors un marqueur des transformations professionnelles post-Covid.
Un pratique au cœur des nouveaux critères de réussite
Le nouveau rapport au travail se caractérise notamment par la place plus importante accordée, derrière le revenu, à des dimensions qualitative telles que l’autonomie dans la gestion du temps de travail ou l’aspiration à un meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle. Ces dimensions devancent celles plus statutaires de perspectives de progression hiérarchique. C’est désormais au travail de s’adapter à la vie de chacun alors que l’inverse a longtemps prévalu. Dit autrement, le travail devient un moyen plus qu’une fin. En conséquence, les codes de la réussite sont rebattus. La possibilité de recourir au travail à distance se substitue symboliquement à la possession d’un bureau d’angle.
Vers un retour à la case départ ?
Toutefois, cette pratique est récemment revenue au centre du débat entre poursuite des transformations post-Covid et retour à l’ancien modèle. Plusieurs signaux témoignent d’une volonté de sonner « la fin de la récré » et de se montrer moins conciliant vis-à-vis d’une organisation qui serait susceptible de nuire à l’engagement. Le télétravail étant davantage plébiscité par les jeunes, le propos consiste souvent à reprendre les critiques traditionnelles autour de la prétendue paresse de cette classe d’âge. A contre-courant de ce préjugé, rappelons par exemple que 71 % des jeunes souhaitent créer leur entreprise. Ce mouvement a été impulsé par de grands groupes américains (Amazon, Google, Tesla, Ubisoft…). Le crédit qui lui est accordé en France s’explique en partie par le symbole de réussite et d’innovation que les Etats-Unis continuent d’incarner.
Alors que les premiers accords triennaux signés dans la foulée du Covid arrivent bientôt à échéance, une étude réalisée en 2024 auprès de managers montre que plus d’un quart des interviewés observent des tensions liées au télétravail dans leur entreprise. En parallèle, des expressions connotées ont été employées par des décideurs. Nicolas Sarkozy affirmait par exemple récemment que « le télétravail, c’est de la télé, c’est pas du travail (sic) ».
Toutefois, il ne semble pas y avoir (encore) de remise en question générale. Les rétropédalages proviennent surtout d’entreprises qui s’étaient montrées audacieuses en accordant une majorité de jours de télétravail. 70% des dirigeants considèrent d’ailleurs qu’il représente davantage un progrès qu’une régression. Et lorsque l’on se projette sur les cinq prochaines années, 78% estiment qu’il sera plus pratiqué en 2030 qu’aujourd’hui.
Pour ou contre le télétravail : les impacts sur la productivité
Les bénéfices perçus du télétravail sont pluriels. En matière de marque employeur, il fait partie des premières questions posées par les cadres lors d’un entretien. Alors que le rapport de force est un peu moins favorable aux salariés, il offre une alternative aux DRH permettant d’atténuer une frustration liée à augmentation moins forte que celle attendue. L’absence de télétravail constitue aussi le premier motif de démission, à égalité avec une insatisfaction envers le management. Il ressort même largement en tête parmi les actifs y ayant accès. Il est dès lors assez facile d’anticiper l’impact réputationnel négatif si les entreprises revenaient en arrière. En miroir, la culture du « présentéisme » consistant à montrer que l’on ne compte pas ses heures, sans nécessairement travailler plus, est-elle gage de plus grande productivité ?
Le télétravail permet aussi un gain de temps considérable en matière de transport, contribuant à atténuer la charge mentale. 30% des actifs estiment ainsi que leur trajet domicile travail a un impact négatif sur leur QVT tandis que 70% considèrent que le niveau de pénibilité résultant de ce trajet pèse dans leur choix de postuler ou de rester dans une entreprise.
L’enjeu de la culture d’entreprise, surtout pout les jeunes salariés
Alors que l’absentéisme au travail demeure élevé et n’a pas retrouvé son niveau d’avant crise sanitaire, le télétravail est également corrélé avec des indicateurs de santé. Les travailleurs à distance présentent en effet un état de santé globalement moins altéré que les non-télétravailleurs y ayant accès (31 %, contre 37 %). Ils présentent également un risque un peu moins important de dépression (17 %, contre 20 %) et sont moins affectés par une maladie chronique (24%, contre 28 %) et des troubles du sommeil (40 %, contre 44 %). Enfin, sur un plan économique, un retour en arrière supposerait de réorganiser les espaces de travail, beaucoup d’entreprises ayant réduit les surfaces de leurs bureaux pour passer en flex office.
En contrepartie, plusieurs champs relatifs à cette organisation requièrent des optimisations. A titre individuel, le télétravail est indéniablement un accélérateur d’isolement. Il existe également une frustration résidant dans la difficulté à faire reconnaître son travail, alors même que l’enjeu de la reconnaissance constitue un talon d’Achille de la culture managériale française. Cette organisation retarde aussi l’acquisition d’une culture d’entreprise pour les jeunes salariés, qui est dans l’absolu plus difficile à intégrer compte tenu de leur distanciation vis-à-vis des institutions collectives. Le travail à distance peut enfin renforcer une hyperconnexion propice à un brouillage des frontières entre vie professionnelle et personnelle, à contre-courant de son ambition initiale.
Nouveaux clivages
Plus largement, le télétravail est à l’origine de nouveaux clivages au sein d’une société qui n’en manque pourtant pas. Le clivage social est le plus visible, 65% des personnes y ayant recours étant des cadres. Dans les entreprises où se côtoient cadres et non-cadres, cette organisation a pu susciter un sentiment d’iniquité chez les seconds qui ne se sont pas vu proposer des aménagements alternatifs. Pourtant, leurs attentes en matière d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle sont tout aussi importantes. Si la semaine de quatre jours, qui concerne tous les salariés a été expérimentée dans certaines structures, on est encore loin d’une généralisation. En outre, cette organisation est plus compliquée à mettre en place dans des entreprises dont l’activité requière une présence des effectifs tous les jours de la semaine.
Un clivage de genre peut aussi être observé dans la mesure où les femmes y ont un peu plus recours que les hommes. En parallèle, le télétravail n’a pas entraîné une meilleure répartition des tâches domestiques. Comme jadis avec l’arrivée de l’électroménager dans les foyers (« Moulinex libère la femme ! »), il existe un risque que le télétravail soit dévoyé et devienne un moyen permettant aux femmes de simplifier leur « double journée ».
Par ailleurs, beaucoup d’actions relatives à la marque employeur mettent en avant le nombre de jour possibles en télétravail. Or, ce sont surtout des messages envoyés aux jeunes recrues, les salariés plus âgées étant moins concernés par cette pratique. Il existe enfin des inégalités au sein mêmes des « télétravailleurs » selon la qualité de l’espace de travail à domicile, la présence ou non d’enfants dans le foyer ou encore la possibilité de s’isoler du bruit…
Au coeur des aspirations
Au final, en dépit d’améliorations encore nécessaires, la pratique du télétravail semble être un fait accompli. Cinq ans après son accélération, il demeure au cœur des aspirations des salariés et de leur volonté d’être plus autonomes dans la gestion de leur temps de travail. La mise en place du travail à distance repose avant tout sur un contrat de confiance entre les managers et leurs équipes. Son principal obstacle réside dans l’organisation encore très verticale des entreprises où domine une perception qu’en l’absence de contrôle, le travail sera mal fait. La confiance est pourtant source d’un engagement pérenne.
Roman Ben David est expert Associé à la Fondation Jean-Jaurès et a dirigé pendant 10 ans le Pôle “Work Experience” à l’Ifop