Antonin Leonard et Benjamin Tincq sont deux des co-fondateurs de OuiShare , un Think Tank dédié à l’économie collaborative fondé fin 2011, organisateur du OuiShare Fest, le principal événement international dédié au secteur, partenaire de la Fing dans Sharevolution. OuiShare est aujourd’hui animé par une équipe de 60 « OuiShare Connectors » à travers le monde, notamment en Europe et en Amérique latine.
Après bientôt 3 ans d’existence, il font, sur Viuz, le point sur les nouveaux développements d’une économie foisonnante et diversifiée.
Viuz : Comment évolue l’économie collaborative ?
Benjamin Tincq : Lisa Gansky, qui étudie le secteur de longue date (elle a écrit The Mesh en 2010) écrivait y a quelques mois « l’économie collaborative est en train de faire sa crise de puberté ». Je trouve la formule intéressante et finalement assez vraie. Les impacts se font plus palpables, et les controverses plus saillantes. On sent que ces nouveaux modèles économiques soulèvent plein de questions, par exemple sur les impacts sectoriels à long terme, aux institutions qui devront émerger ou s’adapter pour garantir une protection sociale.
Je pense qu’on a aujourd’hui besoin d’une double vision qui peut paraître paradoxale : une vision systémique qui appréhende la transformation globale (économique, sociale, culturelle) impulsée par une galaxie protéiforme de nouveaux usages, et une déclinaison de visions sectorielles. Même si tous ces phénomènes ont un dénominateur commun (la structure « pair à pair »), il est clair qu’entre BlaBlaCar, Airbnb, le financement participatif et les Fab Labs, on est devant des modèles très différents qui doivent être appréhendés à l’aune de la transformation qu’ils apportent sur l’usage de la mobilité, le tourisme, le financement, la conception industrielle, etc.
Antonin Leonard : L’économie collaborative n’est pas simplement une transformation économique, elle révèle une évolution plus profonde de la société vers des rapports économiques plus horizontaux, une confiance pair-à-pair et une culture contributive.
Le foisonnement des initiatives auquel nous assistons en France et dans le monde est à la fois un révélateur et une conséquence de la perte de confiance dans les grandes institutions privées ou publiques. Elle marque l’émergence d’une confiance pair-à-pair, ce qui est a priori un paradoxe dans un pays comme la France où la confiance à l’égard d’autrui est parmi les plus faibles des pays de l’OCDE.
On remarque d’ailleurs que la confiance tend à évoluer vers un engagement sans préalable (cf : Le système Illico sur BlaBlaCar qui connaît un fort succès). Une inflexion qui place une responsabilité encore plus grande sur les principales plateformes et ouvre un champ d’étude passionnant sur le design de ces systèmes de réputation. Des premiers premiers travaux de recherche ont défriché le champ de la réputation en ligne, mais le sujet est loin d’avoir été exploré de manière concluante. Plusieurs acteurs tels que Traity ou Trusttribe travaillent sur la mise en place d’API de la réputation, mais jusque-là toutes les tentatives se sont révélées infructueuses.
Viuz : Comment les grandes entreprises peuvent-elles participer à l’économie collaborative ?
Antonin Leonard : Parmi les problématiques principales qui se posent au sein des grandes entreprises qui s’intéressent à l’économie collaborative, c’est, en interne, comment sortir d’une organisation verticale et hiérarchisée pour développer une organisation plus transversale en mode projets soutenue par une culture plus collaborative et, en externe, comment sortir d’une communication parfois désincarnée vis-à-vis de leurs clients et de leurs parties prenantes.
Pour répondre à ces problématiques, l’enjeu que nous percevons auprès des dirigeants, est, d’un côté, comment intégrer ces transformations d’usages et de modèles économiques dans une vision inspirante pour emmener leur organisation vers le monde de demain, raconter une histoire sur leur entreprise à horizon 5 ou 10 ans et centrer ce récit sur le rôle plus large qu’elle est amenée jouer au sein de la société ; et plus concrètement comment incarner, dans un monde plus distribué, cette vision dans des projets concrets et sources de rentabilité économique.
Benjamin Tincq : On pourrait classer les initiatives des grands groupes sur l’économie collaborative (ou plus généralement sur le numérique) selon deux grands axes : le premier allant d’une posture « conservatrice / défensive » à une posture « transformatrice » (tourner l’organisation vers de nouveaux modèles économiques, au service des communautés) et le second partant d’une focale « auto-centrée / faire en interne » à une focale « tournée vers l’extérieur / faire avec l’écosystème».
Du plus conservateur au plus transformateur, on peut citer le lobbying pur et simple, la communication de type « sharewashing », le rachat d’acteurs de l’économie collaborative, l’adaptation en interne de pratiques collaboratives ou de partage (ex : covoiturage, troc, etc.), les partenariats stratégiques et les investissements avec des acteurs, l’ouverture de certains actifs de l’entreprises à des acteurs externes (parc automobile ou immobilier, ou brevets comme vient de le faire récemment Tesla Motors), le développement de nouvelles offres dédiées aux acteurs du secteur (produits d’assurance spécialisés par exemple) ou à leurs clients (produits éco-conçus, économie de la fonctionnalité, etc), et enfin une refonte complète du modèle économique de l’organisation pour évoluer vers un modèle de « plateforme ».
Evidemment, d’autres axes d’analyse méritent d’être observés, notamment la création de valeur partagée et/ou de biens communs, etc.
En filigrane de cet éventail des possibles, le gros point saillant qu’évoquait Antonin c’est la transformation des organisations, qu’il s’agisse de management horizontal, de méthodes agiles, d’holacratie, d’organisations « liquides »,, ou encore la création de communautés de confiance, sont en pratique très complexes à mettre en œuvre, au sein des larges structures.
Passées les déclarations d’intentions, qui peuvent d’ailleurs être très sincères (certains dirigeants sentent bien que la structure verticale, hiérarchique héritée de la révolution industrielle, ne délivre plus ses promesses d’antan), les barrières sur le terrain sont nombreuses. Il peut s’agir du poids de l’historique, des enjeux politiques internes, de la résistance des managers, des fiches de postes ou des politiques de rémunération orthogonale avec les objectifs, ou encore tout simplement de la structure capitalistique qui évoque tout sauf l’horizontalité.
Viuz : Comment organiser le partage de la valeur dans l’économie collaborative, entre acteurs privés, acteurs publics et société civile ?
Benjamin Tincq : Pour Arun Sundararajan, économiste américain spécialiste du secteur, les startups « poids-lourds » type Airbnb ou Uber jouent un peu un rôle de « béliers » permettant de faire émerger de nouveaux usages là où les verrous réglementaires sont trop forts ; ils peuvent se le permettre car ils ont la solidité financière qui leur permet d’aller très vite, et d’investir dans les relations publiques lorsque le besoin s’en fait sentir (par exemple, les lobbyistes représentent 10% des effectifs de Lyft, une autre plateforme de covoiturage urbain, ce qui est absolument énorme). Son intuition est qu’à terme ces acteurs auront ouvert la voie à des structures plus coopératives par exemple, où les utilisateurs seront également les actionnaires et décisionnaires de la plateforme.
Au-delà du partage de la valeur financière, la question de la gouvernance des plateformes en appelle à des sujets complexes tels que la transparence des algorithmes (qui ne sont en général pas très open source) qui contrôlent ces nouveaux marchés. Si les plateformes réorganisent en partie le marché des biens et des services, la transparence de leur fonctionnement sera cruciale.
Encore une fois, les questions sont très différentes en fonction des « pans » de l’économie collaborative : les nouveaux modes de production ouverts et contributifs se développent dans une logique beaucoup plus diffuse, écosystémique et distribuée géographiquement, et donc a priori beaucoup moins propice à la concentration de la valeur, même s’il existe quelques acteurs quasi-incontournables comme Arduino par exemple.
Viuz : Comment voyez-vous les acteurs publics s’emparer du sujet ?
Benjamin Tincq : Je crois beaucoup à la vision d’acteurs publics sur l’économie collaborative. Je suis assez impressionné par la vision de la ville de Barcelone qui travaille avec le MIT sur la construction de la première Fabcity Européenne qui vise à développer un Fablab dédié par quartier(fabrication distribuée, gestion des déchets) d’ici 2020 et produire 50% de son énergie 50% de ses ressources agricoles et recycler 50% de ses déchets industriels à l’horizon 2040.
Antonin Léonard : D’autres villes comme Séoul, San Francisco ou Portland ont beaucoup communiqué sur leur soutien au mouvement, ce qui s’est concrétisé par des actions d’envergure et de signification différentes. L’intérêt est très prononcé de la part de nombreuses villes et acteurs publics régionaux qui nous sollicitent régulièrement. Nous travaillons d’ailleurs à la réalisation d’un toolkit à destination des partenaires publics qui souhaiteraient soutenir des initiatives d’économie collaborative.
Et vous, quelles sont vos pratiques en matière de consommation collaborative répondez au questionnaire en ligne de Sharevolution