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La donnée personnelle ou l’oubli impossible (Un hommage à J.L. Borges)

Un texte brillant de Laurent Nicolas, Président fondateur de Implcit.

Jorge Luis Borges, par Grete Stern - source : Wikipedia

Les data utilisateurs se raréfient dans la publicité. Le cadre réglementaire se resserre, les navigateurs bloquent les cookies tiers.

En parallèle, de nouvelles solutions promettent de faire comme les cookies, mais en mieux : en respectant le consentement, et sans passer par les cookies.

Ces solutions d’identifiants uniques se fondent la plupart du temps sur des adresses emails.  

Pour l’utilisateur, sa demande de respect de sa vie privée passe d’un identifiant anonyme (un identifiant composé de lettres et de chiffres aléatoires) à un identifiant anonymisé (un algorithme non réversible crée un identifiant) fondé sur son adresse email ! Quoi de plus personnel qu’un email ? L’internaute y gagne-t-il au change ?

Ces identifiants sont aussi plus personnels que les ids stockés dans les cookies.
Un cookie dépend de l’appareil (device), du navigateur (Chrome, Safari….), et du fournisseur de technologie (Google, Xandr…). Chaque individu a donc cinq, six, dix identifiants différents.

Inversement, sur un ordinateur familial, un même identifiant se trouve partagé entre tous les membres du foyer. Un cookie regroupe donc deux, trois, individus ou plus. 

Il n’y a donc pas unicité entre un identifiant de cookie et un individu.

La mémoire absolue des acteurs de la publicité

L’email, lui, est plus personnel. La plupart des individus (même au sein d’un foyer) ont un email personnel. L’email est aussi cross-device, cross-navigateur et cross-technologie. Chaque individu a donc bien moins d’emails que d’identifiants cookies. Inversement, on peut supposer que chaque email recouvre un moins grand nombre d’individus dans un foyer qu’un identifiant de cookie partagé.

L’industrie publicitaire y gagne donc en précision. Enfin, y gagnerait si ces ids uniques n’étaient pas limités à une minorité des internautes. Les estimations de la couverture à terme de ces identifiants varient entre 5% et 25% pour les plus optimistes.

Mais les internautes, eux, y gagnent-ils ?

Les acteurs de la publicité qui collectent ces données se retrouvent comme le héros de la nouvelle de Jorge Luis Borges, Funes ou la mémoire.
Funes jouit d’une mémoire absolue. Il n’oublie jamais rien, aucun détail. « Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt deux et pouvait les comparer aux souvenirs des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho Â».

Les internautes ont le sentiment que, comme Funes, aucun détail de leur vie digitale ne peut être oublié. Les données collectées deviennent innombrables, infinies. C’était déjà le cas avec les cookies, et cela risque de l’être encore plus avec ces identifiants fondés sur leurs adresses emails.

Rien ne pourra plus être oublié. 


Il est facile de supprimer un cookie, c’est juste une option de son navigateur. Et cette suppression s’applique immédiatement à tous les sites qui partagent ce cookie. 

Dans le monde des identifiants fondés sur des emails, il faudra soit contacter chaque fournisseur de technologie (quel internaute les connaît ?), soit retirer son consentement site par site, soit changer d’email !

Funes en arrive à vivre dans le noir pour limiter le nombre de souvenirs qu’il pourrait emmagasiner. Car malgré ses efforts, Funes ne peut rien oublier. 

L’internaute suivi via son email aura le même sentiment que Funes, celui d’être pris au piège d’une mémoire absolue.

Bien-sûr, ces systèmes d’identifiants respectent le RGPD et la CNIL. Mais ces directives et ces règlements offrent-ils un cadre plus efficace pour l’internaute ?

Par exemple, la configuration des options de consentement, société par société, apporte-t-elle vraiment quoi que ce soit aux internautes ? Même moi qui travaille dans le secteur depuis 1998 dans l’adtech, je ne les connais pas toutes !

Funes a un autre problème. Borges écrit : « Non seulement il lui était difficile de
comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus
dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de
face) Â».
Or, conclut Borges, « Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats Â».

L'échantillon ou le repos, enfin, de Funes

On n’a pas besoin de tout retenir pour comprendre, raisonner, abstraire… 

Au contraire.

Un échantillon de données bien structuré permet parfois beaucoup plus qu’une panoplie de détails immédiats.

Dans ce contexte, les approches fondés sur des échantillons de volontaires, des panels, ont depuis longtemps fait leurs preuves. 

Elles généralisent à tous ce qui est su de quelques uns. 

Elles permettent de garantir qu’aucune donnée utilisateur ne sera utilisée. Seuls les panélistes, volontaires et conscients, sont mesurés. Ils peuvent à tout moment sortir du panel. Dans le cas des panels d’audience, ils n’ont qu’à supprimer un logiciel qu’ils ont eux-mêmes volontairement installé sur leur ordinateur ou leur mobile.

Pour l’immense majorité des autres, aucun tracking, aucune mesure. Des publicités ciblées sur leurs centres d’intérêts supposés, statistiquement proches d’eux, mais pas personnelles.

Les internautes veulent que leurs préférences sur un site soient enregistrées. Mais pas à des fins publicitaires, et pas ad vitam aeternam.

Le ciblage contextuel par panel permet ça. Un Internet dans lequel on peut avoir à nouveau confiance, où rien de ce que l’on fait n’est enregistré. Ou Funes peut enfin se reposer.

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