Nous avons pu rencontrer ce matin Jeremy Rifkin lors de sa conférence au Conseil économique et social, à l’occasion de la sortie de son livre « la société du coût marginal zéro ».
Jérémy Rifkin est depuis plus de 20 ans professeur d’économie à la prestigieuse Wharton School, la plus ancienne business school du monde. Il conseille les chefs d’Etat (il fut consulté par exemple par Angla Merkel peu après son élection), des multinationales, mais aussi des régions comme le Nord-Pas de Calais.
A travers ses derniers essais, Rifkin offre un storytelling extrêmement efficace pour qui souhaite comprendre les grands bouleversements en cours. On comprend pourquoi l’on vit une révolution. Le paradigme économique et sociétal change en profondeur, ce qui arrive assez peu dans l’histoire - nous vivons une époque formidable...
Rifkin peut paraître parfois utopique, voire naïf. Il ne pose pas (assez) certaines questions majeures. Il est néanmoins urgent de connaître sa réflexion. Elle aidera le professionnel du digital, mais aussi l’individu et le citoyen, à une époque où chacun peut se sentir un peu perdu face à la complexité d’un monde en ébullition.
« la société du coût marginal zéro » : quels enseignements tirer en priorité ?
1/ Du capitalisme au collaboratif : comprendre le changement de paradigme
Nous vivons la troisième révolution industrielle. L’économie était dominée jusqu’à présent par de grandes entreprises oligopolistiques, verticales, à forte intensité capitalistique, inscrites dans une logique top-down.
A l’heure d’internet, on passe à un modèle latéral, distribué, collaboratif.
Pour comprendre le fondement de cette révolution, il faut recourir à la notion de paradigme. Le paradigme est en fait la convergence de trois dimensions : l’énergie / les moyens de communication / le transport.
Pour Rifkin, cette définition du paradigme est essentielle pour décrypter le sens de l’histoire, que ni Adam Smith, ni Karl Marx, ni Keynes n’avaient vu - excusez du peu (il s’agit donc aussi d’une révolution intellectuelle majeure !)
La 2e révolution industrielle a marqué l’avènement de la combinaison pétrole / télévision / automobile. Pour asseoir leur domination, les grandes entreprises (industrie pétrolière, automobile, BTP…) ont eu recours intensivement au capital, se sont concentrées et ont du mettre en place des circuits d’information très hiérarchiques, induisant un management lui-même très directif, top-down.
La troisième révolution ne fait que commencer. Elle combine énergies renouvelables / internet / et demain véhicules électriques sans conducteur. Elle n’aboutira pleinement que dans deux ou trois générations.
La sharing economy occupe d’ores et déjà une place majeure, et signe l’avènement du prosumer, c’est-a-dire du consommateur lui-même producteur, capable de créer avec très peu de capital et de vendre, louer ou partager ses produits à travers des places de marché .ou les réseaux sociaux.
Des industries à l’ancienne en pâtissent déjà. Que l’on songe aux industrires des loisirs et contenus. Des pans entiers s’effondrent, et de simples youtubers atteignent des audiences massives.
2/ le coût marginal zéro, une utopie déjà massivement en marche
On prête à Einstein cette pensée, qui vient forcément à l’esprit à la lecture de Rifkin : « si une idée n'est pas d'abord absurde, elle n'a pas d'avenir »
Car le professeur de la Wharton School va très loin : pour lui, nous nous orientons vers un monde d’ici 50 ans, où l'intérêt égoïste et la propriété privée auront sinon disparu du moins décliné ! Le partage remplacera la propriété…
On a du mal a y croire dans un premier temps, mais en réalité là n'est pas l'important.En effet,
"Qui aurait cru, il y a 25 ans que toutes les connaissances du monde sont accessibles a partir d'un téléphone portable[...] n'importe quel individu peut transmettre une réflexion a 1 milliard d'individu simultanément, le tout proche d'un coût zéro"
Il faut donc croire à l'absurde, et Rifkin démontre très rationnellement que la propriété privée n’est pas un droit naturellement inscrit dans l’humanité. Il existait par exemple au moyen âge des communaux (ou biens communs) partagés et gérés collectivement, sans recours à un tiers, et sans notion de propriété privée, par exemple les champs d’une communauté villageoise.
Aujourd’hui, ces communaux existent massivement. Plusieurs exemples pour s’en convaincre : le logiciel libre, wikipedia, les creative commons.
Même si des pans entiers de certaines industries s’effondrent, Rifkin en fait ne dit pas, au moins pour l’heure, que le capitalisme et le modèle collaboratif sont nécessairement en concurrence, ils peuvent se nourrir l’un de l’autre, ou du moins ils co-existeront encore un temps. Regardez Normann, le Youtuber à succès, récemment écupéré par l’industrie du cinéma – qui reste une forme de consécration pour le Youtuber.
3/ Ni public, ni privé : communal !!... rien de nouveau sous le soleil ou le retour des utopies dangereuses ?
Un âge nouveau va commencer, pourquoi pas, mais ne faisons pas du passé table rase ! L'histoire du XXe siècle nous aura appris que les utopies peuvent dégénérer et produire des effets pervers très néfastes.
Toutes proportions gardées, l’histoire semble se répéter.
Le collaboratif certes permet à des millions d’individus de partager, de produire, de financer, et cela de manière latérale et distribuée. Mais la sharing economy n’est-elle pas sous nos yeux en train de servir d'abord l’intérêt de quelques uns, idéalement placés au bout de la chaîne de valeur. Ne contribue-t-elle pas à une concentration du capital ainsi qu’à une verticalisation des activités à rythme accéléré, comme peut-être jamais auparavant ?
Que l’on songe aux montants mobilisés par Google, ou la valorisation de Airbnb (au même niveau qu’Accor, seulement quelques années après sa création), aux investissements colossaux de Goldman Sachs et Google dans Uber.
Jeremy Rifkin a certes reconnu cet état de fait lors de la conférence de ce matin. Pour lui, il faut réguler. Cela suffira-t-il ?
Plus fondamentalement, la logique de Rifkin achoppe sur la dynamique capitaliste des GAFA et autres Uber.
A l’aube de la nouvelle ère, on assiste à la création des géants monopolistiques, au capital bien supérieur aux budgets de nombreux Etats et soucieux en permanence de verticaliser la filière (les GAFA tendent à enfermer les utilisateurs dans leur plateforme, notamment dans une stratégie devices & services)
Il est un autre point, enfin, qui laisse perplexe : la protection de la vie privée. Dans un monde où la propriété privée disparaitrait, que deviennent les données de tout un chacun. Appartiennent-elles elles aussi aux communaux, gérés par les GAFA ? Jeremy Rifkin reconnaît dans son livre que le sujet doit faire l’objet d’une attention particulière, mais à notre goût, sans en prendre toute la mesure.
Voir Jeremy Rifkin chez Google au sujet de la société à coût marginal zéro (avril 2014) :