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Je préfère le dire tout de suite je ne vais pas faire pleurer dans les chaumières. J’ai 42 ans , un salaire à six chiffres qui ferait pâlir d’envie un patron de PME, une voiture de fonction des stocks « exerçables dans trois ans », et un titre ronflant. Pourtant, depuis 5 ans, ça ne va plus du tout.
Tout avait pourtant bien commencé : Diplômé d’HEC et avec un MBA en poche -on était très peu à l’époque- ma voie était toute tracée dans ce grand groupe qui m’a propulsé Directeur de filiale à la sortie de ma coopé en Thaïlande.
Comme les choses étaient simples alors et ma carrière ascendante, je faisais partie des stars de la boite. Biberonné dans le programme des High Potentials, j’assistais avec bonheur aux comités de direction aux quatre coins de la planète et je recevais à chaque symposium annuel du groupe des récompenses de pacotille « best ceci », « best cela » qui flattaient mon égo et ma réputation. Je suis passé 3 fois dans les Echos, une fois dans Capital et j’ai été interviewé dans les pages saumon du Figaro. Chacune de mes idées était louée par mes boss, les filles de mon équipe se pâmaient d’admiration. Tout roulait, bien, trop bien.
On atteint rapidement 30 ans quand on s’éclate au boulot. A cet âge, le champ des possible est vaste et toutes les possibilités s’offraient à moi. Un mariage heureux, le premier enfant en route et puis le premier crédit pour un appart légèrement trop grand et trop cher dans le centre de Paris. Mais j’avais le vent en poupe. J’enchainais les vacances dans des lieux insolites, les week-ends dans des quatre étoiles. Je n’avais pas vu le premier signal de ma chute, le piège du statutaire.
Je m’en foutais, je maîtrisais les codes, couvé par ma CEO, une belle américaine qui me consultait souvent, je n’avais pas mon pareil pour aligner les bullet points, faire valser les e-mails comme un aiguilleur du ciel, triturer les tableaux croisés dynamiques, doser mes contributions pertinentes sur le Share Point de la boite, m’enthousiasmer pour le nouveau projet CRM et donner le change d’une manière agressive et savamment contrôlée pour me hisser au-dessus de mes collègues. Je brassais du vent, mais j’étais le meilleur à cela.
Le soir dans un bar du 8ème derrière Madeleine, on refaisait le monde avec une équipe de lieutenants acquis à ma cause, on se moquait des autres, des mères de familles qui rentraient tôt, on dépeçait à l’avance les cadavres des prochains virés. Dans les séminaires internationaux de HiPos avec mes collègues étrangers, on commentait avec un air désolé le départ de tel ou tel quadra avec la phrase rituelle « Oh John, you know, he had lost it… »
A 34 ans, je ne produisais déjà plus rien, mais j’avais tout compris de l’importance de la forme et des jeux de pouvoir. Jusqu’à Paul-André.
Paul-André je ne l’ai pas vu venir, gauche, emprunté, avec des chaussures quasi vernies et pointues, des boutons colorés sur ses chemises, c’était une faute de goût ambulante. Il avait juste le mérite d’avoir un MBA à l’Insead et 5 ans de McKinsey. J’étais chargé de son « Onboarding ». Ce serait un collègue un peu pataud et un bon faire valoir.
En quatre ans ce cher Paul-André m’a fumé, à coup de présentations brillantes et d’idées innovantes, il a pris tous les risques, changé de garde-robe, je le soupçonne même de se manucurer.
Depuis un an, il poste régulièrement des runs de 7km de plus que moi sur Facebook et les filles de mon équipe commencent à le trouver beau garçon. Et puis, il a accepté de partir à l’étranger lui. Moi, je ne prenais déjà plus de risques…
A son retour, en 2009, ma CEO préférée avait sauté dans la débâcle post Lehman, les courbes de croissance de nos gammes de produits commençaient sérieusement à se tasser et nous avions hérité d’un nouveau CEO, un Mexicain hystérique, un dur à cuire aux manières de porc, qui a tout de suite pris Paul-André sous sa coupe et supprimé 15% des effectifs français. Ah oui Paul-André parle espagnol, pas moi… C’est là que j’ai commencé à m’inquiéter.
Une célèbre chasseuse de tête Parisienne qui m’appelait régulièrement chaque année m’avait pourtant bien expliqué qu’après tout ce temps dans la même boite, quasiment au même poste, je commençais à m’encrouter, qu’il fallait partir ailleurs, prendre des risques, changer de secteur. Mais l’effet de cliquet me ramenait obstinément à ma zone de confort : vacances de Luxe + nouvel appart plus grand + collection de vins + tailleur et chemises sur mesure. J’avais 38 ans.
Sous le Mexicain fou, je n’ai pas eu de promotion. La DRH qui m’avait encore à la bonne commençait alors à m’expliquer les vertus des évolutions latérales dans l’entreprise. Mauvais signe…
J’ai pris une coach qui a tout fait pour faire revivre le Risk Taker et l’entrepreneur qui sommeillaient en moi sous trois couches épaisses de gras. Issue du monde de l’entreprise, elle était intarissable sur les risques de polarisation des cadres de luxe. Peine perdue. Impossible de refaire tout ça dans une autre boite ou pire dans une start-up. Oubliés les rêves de jeunesse. Sérieusement, je ne me voyais pas expliquer à mes beaux-parents que j’allais créer un label musical.
Et puis, imagine la tête de Caroline ? Et qui va payer les vacances aux US des enfants cet été et leurs MBA dans 10 ans ?
Je n’ai pas eu de cheveux blancs à 40 ans. Ils sont venus après, à 42 ans. J’avais déja fermé à double tour les champs du possible.
Paul-André a eu un bureau d’angle, pas moi. Je stagne depuis deux ans. Mon titre est incompréhensible, invendable ailleurs, je ne sais plus rien faire, je n’ai aucune expertise, aucun fond de commerce. La chasseuse de tête ne me rappelle plus.
Je suis devenu une pièce dorée et inutile dans une matrice de luxe. Inadaptable ailleurs, je ne me souviens plus de ma dernière fierté professionnelle.
Fin juillet, j’ai perdu la signature pour les dépenses de plus de 10.000 Euros. Mes lâchetés, mes anti-dépresseurs et mes petits renoncements quotidiens, au fur et à mesure que l’on m’enlève – avec un sadisme indifférent – chacun de mes attributs de pouvoir, me dégoûtent.
Je suis tellement paumé que je ne sais même pas si je suis dans un placard.
Mais je m’en fous, dans trois ans, je suis senior. In-vi-ra-ble. Et puis après, s’ils m’emmerdent je rentrerai au CE. En tout cas je ne partirai pas sans rien. Après tout ce que j’ai fait pour eux. Et puis 30% de ma promo est au chômage. Et de toute façon dans deux ans, je grille Paul-André, il vient d’accepter le projet Big Data.
Bien sûr, cette triste complainte, ce blues du cadre sup trop payé dont les chiffres sur le bulletin de salaire conditionnent l’estime de soi, ne parle pas de vous, mais de moi.
Dans cet exercice d’auto-apitoiement lamentable, vous aurez reconnu un collègue, un ami, un ennemi intime, un cousin éloigné.
Et puis, si vous avez trente ans, vous savez que cela ne vous arrivera pas car vous êtes d’une autre trempe.
Vivez vos rêves, Prenez vos risques, ne faites pas la même erreur que moi.