Big Interview !
Longtemps considérée comme le média roi, la télévision voit son paysage se complexifier avec le succès des plateformes de streaming, la montée de YouTube et la fragmentation des audiences.
Nous poursuivons notre série sur le sujet. Après avoir interviewé une grande agence média, une startup à la conquête de la télévision connectée, nous nous sommes tournés vers un grand diffuseur, en l’occurence le leader. Nous avons rencontré Sylvia Tassan Toffola, directrice générale de TF1 PUB.
Nouveaux modèles et digitalisation, concurrence et coopétition, mass media et segmentation, leadership et flexibilité, linéaire et streaming… Sylvia nous livre très brillamment et de manière très fournie, la vision derrière les innovations engagées par son groupe. Notamment, mais pas seulement, en matière d’offre publicitaire.
Quels sont les enjeux de votre transformation ?
L’industrie des media vit un moment charnière. La transformation digitale de TF1 s’inscrit dans un contexte de surconsommation des media et de fragmentation de l’attention et d’abondance de l’offre de contenus vidéo, qui va l’UGC jusqu’à l’ultra-premium.
Il s’agit de transformer notre modèle économique au moment où la temporalité s’est profondément modifiée depuis la pandémie de COVID-19, notamment en termes de technologies et d’usages. Ce alors que l’économie se digitalise de façon irréversible.
Cette évolution nous impose de repenser la proposition de valeur traditionnelle du mass média. Nous nous orientons vers une mission plus large : informer et divertir avec une approche à la fois massive et personnalisée. TF1 se transforme ainsi en un hub d’entertainment et d’information, sur le fameux principe : “Anytime, Anywhere, Any Device”.
Pour répondre à ces enjeux, TF1 structure désormais son activité autour de trois piliers fondamentaux.
Le groupe maintient d’abord sa position de leader sur la partie linéaire.
Le deuxième pilier concerne le streaming, avec le passage d’une logique de replay à une véritable offre autonome. Nous devenons un acteur à part entière du streaming.
Le troisième pilier se concentre sur la data et la technologie. En effet, il s’agit d’accompagner les marques sur le funnel qui s’est complexifié. Les marques veulent en effet à la fois travailler leur image de marque et leur conversion. Il s’agit de les accompagner à travers nos différents supports, qui constituent une destination pour les Français .
Concrètement comment cela se traduit en termes d’offre commerciale ?
Cette nouvelle structure s’accompagne d’une transformation profonde de l’approche commerciale. TF1 développe un marketing de l’offre dynamique, ajusté trimestriellement, prenant en compte les spécificités sectorielles et la maturité digitale des annonceurs.
C’est un point important : tous les secteurs n’ont pas les mêmes besoins et n’ont pas les mêmes enjeux. Très peu d’annonceurs peuvent désormais planifier leurs dépenses sur l’année, préférant une flexibilité mensuelle ou trimestrielle en fonction des résultats de ventes. Il n’est plus possible d’avoir une seule proposition de valeur. Le monolithique est terminé !
Comment articulez-vous le streaming et le linéaire ? Et en particulier quelle est la stratégie pour TF1+ ?
La transformation s’est articulée autour de plusieurs axes stratégiques clés.
Notre offre de streaming s’est d’abord accompagnée d’une révision complète des contrats de distribution, notamment avec les fabricants de Smart TV (présents dans 70% des foyers français) et les opérateurs télécom, pour garantir une visibilité optimale.
La deuxième règle fondamentale concerne l’intégrité du produit TF1+. Contrairement à l’ancienne application MYTF1, la nouvelle plateforme ne peut plus être démembrée ou modifiée par des tiers. TF1 garde désormais le contrôle total de son produit.
Enfin, TF1+ développe une stratégie d’acquisition de contenus, ciblant particulièrement les moins de 35 ans, les CSP+ et les hommes. Cette stratégie s’est concrétisée par des partenariats d’agrégation avec plusieurs acteurs comme Deezer, Arte, Le Figaro, L’Équipe TV. Nous avons ainsi mis en place un système de touchpoints complémentaire entre la proposition linéaire et la proposition digitale.
L’évolution de l’offre est spectaculaire : alors que MYTF1 proposait 8 000 heures de contenus en 2023, TF1+ atteindra 30 000 heures fin 2024. Sur le streaming, la consommation se répartit équitablement entre les programmes de replay (50%) et les contenus exclusifs à la plateforme (50%).
En parallèle, TF1 a fait le choix stratégique de ne pas proposer les avant-premières linéaires gratuitement sur TF1+, contrairement à d’autres diffuseurs. Cette décision vise à préserver la valeur de l’offre linéaire, avec la conviction que des contenus bien adaptés et séquencés évitent la cannibalisation entre le live et le streaming.
La télévision est-elle toujours au cœur du foyer ?
Contrairement aux prédictions de Reed Hastings, le fondateur de Netflix, qui annonçait en 2013 la mort de la télévision, le téléviseur est au centre du foyer. Désormais connecté et de plus en plus interactif, il s’est transformé en hub domestique. Il intègre l’intelligence artificielle et selon les rapports du CES, il pourroa bientôt contrôler le chauffage, l’électricité et d’autres aspects de la vie quotidienne. Et ça tombe bien, la connaissance de ce poste de consommation fait partie de notre ADN.
Les statistiques de TF1+ sont révélatrices des comportements : 70% de la consommation streaming se fait sur l’écran de télévision et que les utilisateurs passent en moyenne 1h15 par jour sur la plateforme.
Notre transformation repose sur une vision à long terme de la télévision connectée comme hub central du foyer.
Cette vision demande de l’humilité, une bonne capacité à se remettre en question. Il s’agit en effet d’enrichir la proposition de valeur sur l’expérience, sur la distribution, sur le serviciel, sur la simplification et l’accessibilité la plus rapide au contenu. Nous réalisons des panels et des tests, pour nous assurer que nos nos parcours, nos propositions, éditoriale ou publicitaire, soient effectivement de qualité.
Quel positionnement face aux plateformes de streaming ?
Les relations entre TF1 et les grandes plateformes de streaming comme Disney, Amazon, Netflix et Max s’inscrivent désormais dans une logique de “coopétition” plutôt que de pure compétition. Ces acteurs, positionnés sur le streaming longue durée, proposent des catalogues premium comprenant séries, films et, pour certains aux États-Unis, du contenu live et du sport. Malgré leurs CPM élevés, ces plateformes sont devenues des partenaires stratégiques pour TF1.
Le cas d’Amazon illustre parfaitement cette nouvelle dynamique de collaboration. Amazon est à la fois annonceur chez TF1 Pub et partenaire technologique majeur pour le cloud du groupe TF1 et du groupe Bouygues. Nous avons de plus développé une collaboration via leur DSP pour la gestion des inventaires publicitaires. Enfin nous coproduction des contenus, par exemple la série “Cat’s Eyes”
L’année 2025 marquera une nouvelle étape dans la collaboration avec Netflix à travers la quotidienne “Tout pour la Lumière”. Cette coproduction inaugure un nouveau modèle de diffusion où, pour la première fois, Netflix sera en première diffusion et TF1+ en deuxième diffusion. Cette expérience permettra à TF1 d’explorer de nouvelles temporalités de diffusion.
Les plateformes de streaming s’ouvrent à la publicité mais l’abonnement reste leur modèle dominant. Cette logique de coopétition dépasse la vision simpliste d’une opposition entre télévision traditionnelle et digital. Peu présente sur le marché, elle témoigne d’une transformation profonde de l’industrie audiovisuelle.
Et YouTube ?
YouTube se concentre principalement sur le format court, bien que la plateforme évolue progressivement vers des contenus plus longs. Il s’agit avant tout d’une plateforme de distribution, un tuyau plutôt qu’un média traditionnel, qui se caractérise par son inventaire infini de contenus.
Les plateformes premium adoptent quant à elles une approche différente, se concentrant sur du contenu vidéo éditorialisé et produit avec soin. Leur stratégie repose sur une orchestration réfléchie des saisons, des séries, des histoires, des personnages et des making-of. Le positionnement tarifaire de YouTube, délibérément “low cost”, reflète cette différence fondamentale d’approche.
Cette distinction permet aux annonceurs d’adopter une stratégie différenciée : d’un côté, ils peuvent utiliser YouTube pour optimiser leur productivité, et de l’autre, ils collaborent avec les acteurs premium pour des contenus plus contextuels et sécurisés pour leur marque.
A noter enfin que les plateformes premium sont systématiquement évaluées par des tiers indépendants, une pratique qui n’est pas encore établie chez YouTube.
Quelle est votre approche en matière de mesure et de transparence ?
La question de la mesure d’audience cross-média est centrale. Un des enjeux majeurs est la standardisation des méthodes de mesure entre les différents acteurs du marché, particulièrement face aux divergences méthodologiques avec les géants du numérique.
Les plateformes comme Meta et YouTube adoptent actuellement des critères de mesure moins exigeants, ils considèrent par exemple qu’une exposition de deux secondes constitue un contact vidéo valide. Cette approche contraste avec les standards plus rigoureux privilégiés par les acteurs traditionnels, qui prennent en compte des paramètres plus complets comme le taux de complétion, la visibilité, la taille d’écran et la durée de visionnage.
Face à cette situation, Amazon, Netflix, Disney+, TF1, France Télévisions et M6 travaillent à l’établissement d’une mesure commune, particulièrement adaptée au streaming et au contenu longform.
Médiamétrie a été validée par le marché comme tiers de confiance pour piloter ces travaux, avec l’adhésion de la majorité des acteurs. Un développement notable : TikTok et YouTube ont accepté de participer aux travaux, Meta maintient en revanche sa position de retrait.
Pourquoi le mesure cross-media est si capitale ?
Les enjeux pour 2025 sont considérables. Au-delà des référentiels communs, le défi consiste à développer des outils permettant aux annonceurs d’obtenir des mesures cross-média quotidiennes. Ils ont besoin de cette agilité pour ajuster leurs campagnes en temps réel. Cette évolution est particulièrement cruciale pour les agences médias qui naviguent dans un paysage de plus en plus complexe.
Le contexte est d’autant plus préoccupant que la domination des acteurs non français dans le secteur des médias continue de s’accentuer, comme le soulignent les derniers chiffres de l’observatoire du SRI. Cette situation soulève des questions importantes sur l’avenir des media en France et leur capacité à maintenir leur indépendance face aux géants du numérique.
Quel rôle joue la data ?
Nous avons considérablement développé notre expertise en matière de données. Nous comptons 25 millions d’utilisateurs logués, et disposons donc de données first-party très riches. Nous avons mis en en place des partenariats stratégiques avec des acteurs du retail media comme Infinity, Retailink, La Redoute, Unlimitail… Il s’agit bien d’étendre notre proposition de valeur : aujourd’hui, environ 40% du chiffre d’affaires est réalisé en exploitant la data.
Le retail représente un axe majeur de développement, notamment à travers une collaboration avec Armis spécialisées dans la digitalisation des catalogues. Cette approche s’inscrit dans une logique “full funnel” qui vise à répondre aux besoins concrets des annonceurs en termes de retour sur investissement.
A l’heure de la data et de la tech, quel avenir anticiper pour les marques ?
La data et la technologie sont des leviers de transformation. L’intelligence artificielle, notamment du fait de son volet open source, est accessible à tous et devient un atout pour la créativité. L’intelligence artificielle permet également de simplifier, d’automatiser et nous regardons bien sûr comment elle peut faciliter les modes d’achat.
Mais attention au tout techno et au tout data. Nombre de marques, notamment aux Etats-Unis, ont investi dans la data ces dernières années, notamment dans les clean rooms, le retail media, et la segmentation client, les clusters… Elles admettent aujourd’hui avoir parfois perdu de vue un élément fondamental : la brand equity.
Au-delà des données et de la technologie, il existe une dimension intangible qui explique pourquoi certaines marques prospèrent tandis que d’autres déclinent.
Une question cruciale se pose : que signifiera être une “love brand” en 2030 ? Quel sera leur raison d’être ? Comment définira-t-on la puissance d’une marque ?
Et la publicité ?
Je suis beaucoup moins inquiète pour la publicité. La publicité demeure avant tout un art, qu’il s’agisse de conviction, de persuasion ou de séduction. Et elle aura aussi toujours une grande capacité d’adaptation, on s’en rend bien compte alors que TF1 vient de fêter ses 50 ans. Je crois à la capacité de la publicité à transformer son offre, à refléter les évolutions sociétales et à intégrer judicieusement les avancées technologiques.