Longtemps considérée comme le média roi, la télévision voit son paysage se complexifier avec le succès des plateformes de streaming, la montée de YouTube et la fragmentation des audiences.
Nous lançons une série sur ce sujet majeur. Un sujet où il y a beaucoup d’anticipations, peut-être trop, en tout cas pas mal de présomptions et de fantasmes.
Pour bien commencer, nous avons interviewé l'un des grands experts en la matière : Philippe Bigot, à la tête du département Media Video Department chez Havas Media Network.
Quelle est la place de la télévision linéaire en 2024 ?
La télévision linéaire conserve une place de choix pour tout annonceur qui souhaite communiquer auprès du plus grand nombre. Elle reste un passage obligé. La cinquième édition de l’étude SNPTV confirme une fois de plus l'efficacité de la télévision pour vendre, son retour sur investissement reste plus avantageux que celui des autres médias.
Toutefois, on ne peut ignorer le fait qu’elle fait face à une érosion de ses audiences. La télévision linéaire a de moins en moins la capacité de couvrir toutes les cibles de manière homogène et rapide. Cela se traduit par une baisse de l'inventaire de GRP de plus de 20% en quatre ans, la nécessité se fait alors plus pressante pour les régies de vendre les points de contacts plus chers.
Comment voyez-vous le repositionnement des télévisions françaises ?
La télévision linéaire reste un média de masse et reste efficace par son effet de masse. En télé, il est possible d’atteindre rapidement plus de 75% de couverture sur la France entière.
Il y a des grands principes qui ont fait et font le succès de la télévision. Les plateformes américaines de streaming, cherchent à imiter la télévision, dans sa capacité à présenter des programmes récurrents, fédérateurs et feuilletonnants - et non l’inverse ! Et bien sûr les grands diffuseurs comme TF1 ou France Télévisions et M6 multiplient les diffusions d’événements pour rassembler avec succès le plus grand nombre. A l’exemple des rencontres sportives ou des grandes manifestations dans le divertissement.
Les télévisions linéaires occupent vraiment une place de choix. Elles sont gratuites et ce sont elles qui tiennent le haut du pavé aujourd'hui.
Il n’en reste pas moins que les pics d’audience de 3 à 4 millions de téléspectateurs, ne représentent que la moitié des chiffres d’il y a 10 ou 15 ans.
La reconquête sur le linéaire d'une audience perdue paraît impossible.
Pour combler cette baisse, les éditeurs français ont accéléré de manière efficace sur la création et le développement de plateformes qui vont aujourd’hui bien au-delà du replay, avec notamment des programmes frais et l’agrégation de contenus d’autres éditeurs. Ils ont une énorme carte à jouer avec les plateformes TF1+, M6+, MyCanal, France.tv. Exister partout, c'est là que se trouve leur salut.
D’autant que de manière générale, selon l'étude Global Vidéo la plus récente, une tendance est rassurante pour les éditeurs : la baisse de l'audience linéaire profite en grande partie aux plateformes des éditeurs français.
Les expériences publicitaires proposées sont très intéressantes, qualitatives. La démonstration qu’en a fait TF1+ par exemple lors de sa grande conférence de présentation était convaincante.
A titre d’exemple, il est possible d’acheter des GRP sur le linéaire, systématiquement complétés par des GRP, mesurés par Médiamétrie, issus des écrans diffusés via le replay.
Quid de la télévision segmentée ?
La télévision segmentée a été vue comme une source significative de revenus supplémentaires. A son lancement l’attente atteignait jusqu’à 200 millions d’euros, quand la réalité est plutôt aujourd’hui de 50 millions d’euros. L’objectif n’est pas tenu, et la raison est très simple : les prix de vente en CPM sont beaucoup trop élevés. Les vertus de la télévision segmentée sont pourtant bien réelles : son usage est par exemple justifiée pour un annonceur qui a des objectifs très précis comme toucher une cible de taille réduite ou géolocalisée.
Et il faut reconnaître tous les efforts des régies et des opérateurs TV pour enrichir la data exploitable en TV Segmentée. A noter, une réflexion est en cours entre les éditeurs pour proposer au marché une plateforme d’achat commune et en premier lieu des principes communs pour définir des inventaires sur cibles. La réussite de la TV Segmentée passera aussi par cette démarche simplificatrice.
YouTube : quelle place et quel apport ?
40 millions de personnes regardent YouTube chaque mois, alors que 33 millions sont sur TF1 + ou France TV, ou encore 20 millions sont sur M6+. YouTube est très puissant : en cumulé la plateforme est l’équivalent d’une chaîne nationale, mais avec tout de même 5 à 6 fois moins de durée d’écoute en moyenne par jour.
Les programmes n’ont clairement pas la même qualité et l’expérience publicitaire n’est pas au niveau. Mais YouTube est vraiment très peu cher et s’impose en particulier sur des cibles jeunes de moins de 35 ans.
Et les plateformes de streaming ?
Les plateformes de streaming comme Netflix, Amazon Prime Video ou Max ont contribué à modifier les habitudes de consommation des téléspectateurs. Elles sont consommées au 3/4 sur le téléviseur, l'expérience publicitaire en est très qualitative.
Il existe bien sûr des variantes entre ces nouvelles plateformes, mais dans leur ensemble, en termes de mesure d’audience, elles peuvent revendiquer être comparées d'égal à égal avec la TV Linéaire, ce qui n’est clairement pas le cas de YouTube.
Cela dit, il faut relativiser leur importance, car comme je le rappelais plus haut, la baisse de l'audience linéaire profite en grande partie aux plateformes des éditeurs français et il n’y aura pas forcément la place pour toutes ces plateformes. Elles devront se partager une audience qui ne croîtra pas indéfiniment.
Une mesure d'audience unique, ou au moins unifiée, paraît incontournable. Qu’en est-il concrètement ?
La mesure d'audience est plus que jamais essentielle pour comprendre les comportements des consommateurs et optimiser les investissements publicitaires.
Nous allons assister sur les prochains mois à deux mondes qui s'opposent en la matière : les plateformes et la télévision linéaire. Il est impératif de trouver un consensus général autour d’un acteur unique. Or les nouveaux acteurs américains, faute d’être mesurés par Médiamétrie, donnent rarement des chiffres ou se basent sur leurs propres sources et études, comme par exemple Amazon avec Audience Project.
Cela pose d’autant plus problème que nous ne sommes pas d'accord sur la définition de la qualité du contact chez eux, comparativement au GRP de la télévision.
A cela s’ajoute la télévision connectée qui accroît la fragmentation puisqu’elle donne accès à des services "over the top" s’affranchissant de l’abonnement à un opérateur télécom.
Pour s’y retrouver, le seul moyen est donc une mesure commune de l'audience. Il y a beaucoup d'idées reçues, de présomptions sur le marché. Pour les lever, la seule solution c'est bien la mesure.
L’enjeu est aujourd’hui tout simplement de savoir où acheter avant même de se dire à combien acheter. Or aujourd'hui on parle trop de prix sans même chercher vraiment à démontrer les preuves de l’utilité de l’achat. Si la qualité et l'efficacité sont au rendez-vous, il y aura mécaniquement plus d'indulgence sur le prix.
Or on le sait, la force de la télé reste avant tout son efficacité et la qualité des contacts a toujours été son atout. Préserver cette qualité et mettre en place une mesure commune consensuelle sont essentielles pour maintenir les niveaux d’investissements.
La simplification est-elle une autre clé ?
Le paysage s'est en effet complexifié à tous les niveaux et l'offre est complètement éclatée. La commercialisation s'est elle aussi complexifiée. Ceci joue à l’avantage d’un YouTube, pour lequel l’achat via sa plateforme DV360 est particulièrement simple.
L’avenir doit être à la simplification, y compris donc pour les diffuseurs.
Les annonceurs prennent-ils en compte les enjeux liés à la souveraineté ou au pluralisme ?
La domination des géants américains du numérique pose la question de la souveraineté culturelle et économique. Chez Havas, nous défendons les éditeurs français, qu'ils soient télé ou presse. Sur le digital, notre place de marché en programmatique « French Touch » embarque plus de 25 groupes media (Prisma Media, Media Figaro, Les Echos, Le Parisien Médias …), 100% français, 100% premium et 100% brand suitable
Mais les annonceurs dans leur grande majorité sont guidés par des critères d'optimisation financière avant tout et ont encore des idées reçues sur l’efficacité supérieure de Google ou de YouTube ou des plateformes sociales. C'est difficile parfois pour les Français d'exister pleinement. D'autant plus face à de gros annonceurs qui ont des deals internationaux avec des grands acteurs américains, qui guident leurs choix en France.
La technologie peut-elle aider les diffuseurs ?
La technologie, et en particulier l’IA, peut grandement contribuer à la simplification dont je parlais, ne serait-ce que parce que le marché s’oriente nécessairement vers des plans intégrant la combinaison d'alternatives.
D'une manière plus générale le renouvellement de la télé passe peut-être par des innovations technologiques. La révolution technologique, portée par les téléviseurs et par des programmes enrichis pourra aider à stabiliser les audiences et à attirer les plus jeunes