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François-Xavier Petit (Matrice) : combiner la force des nouveaux entrants avec les histoires des acteurs en place

Nous avons interviewé François-Xavier Petit, Directeur général co-fondateur de Matrice , institut d’innovation au positionnement pour le moins original. Lui même a un parcours atypique, il est agrégé d’histoire, et, entre autres, ancien chargé de cours d histoire à La Sorbonne, ancien Directeur à lécole 42. Il nous éclaire sur des notions centrales d’innovation, de créativité, de transformation et partage une première analyse sur la crise sanitaire que nous traversons.

Quelques mots sur Matrice, et surtout : pourquoi et quelles spécificités ?

Matrice est un objet à part ! Nous nous définissons comme un institut d’innovation technologique et sociale. C’est à dire à la fois lieu de formation, incubateur, université alternative, centre de recherche, laboratoire d’innovation et lieu de création artistique. Pourquoi ? Parce que si l’on envisage sérieusement la transformation des entreprises et des institutions publiques, il faut savoir manier ensemble théories et pratiques, prospective et réalisations concrètes, formation et action, autant que code, art et startups. C’est la condition nécessaire d’une transformation véritable, à la jonction de tous ces apports. Pour cela, Matrice rassemble en un même lieu étudiants, entrepreneurs, chercheurs, grandes entreprises, acteurs publics et artistes, avec une orientation principale : le numérique. C’est pour nous l’aiguillon du changement social. Matrice est d’ailleurs né au sein de l’école 42. La force de Matrice est que, pour chaque programme d’innovation ou de formation, toute notre communauté se mobilise. Chercheurs et entrepreneurs font alliance, codeurs et sociologues s’associent, etc. Tous apportent leurs expertises différentes permettant des réalisations qui sortent de l’ordinaire.

Pourquoi une association, une fondation et quelles articulations avec une approche plus entrepreneuriale ou lucrative ?

Une association permet de travailler en confiance avec les universités et les acteurs publics, autant qu’avec les artistes et les entreprises. Surtout, une association permet d’incarner un numérique non prédateur, c’est à dire qui ne prend pas gratuitement des parts dans les startups que nous générons ou incubons. Nos prônons un numérique responsable à tous les niveaux : dans ses modèles économiques, dans le respect des données, dans la manière de ne pas capter en permanence l’attention, mais aussi dans des formes sociales nouvelles qui viennent encadrer l’entrepreneuriat, ou dans la tentative de mettre en Å“uvre un numérique plus écologique. Mais cela ne signifie pas que nous sommes en dehors de l’économie : Matrice est autonome, se finance par la formation ou les dispositifs d’innovation que nous vendons. Notre chiffre d’affaires est de plusieurs millions mais tout sert à l’accompagnement des étudiants, à l’innovation, à la capacité d’aller toujours plus loin. En somme, nous sommes une startup associative en croissance, et dont l’ensemble des recettes sont réinvesties.

Transformation, innovation ? Validez-vous ces concepts ? 

Oui, et chacun d’eux à un intérêt. Je m’intéresse beaucoup à l’idée de transformation, car elle pose la question de l’existant. Cela paraît banal, mais ça ne l’est pas. Bien souvent, dans l’opposition nouveau monde / ancien monde, il y a l’imaginaire de la table rase, du reset général. « L’ancien Â» est chargé d’une valence négative quand le « neuf Â» est nécessairement positif. Je crois cette opposition dépassée. Le sujet est de combiner la force, l’innovation, le regard neuf des nouveaux entrants avec l’expertise acquise, la centralité, les mémoires, les histoires des acteurs en place. La réponse n’est pas possédée exclusivement par les startups ou les nouveaux venus. Au contraire, pour que nos innovations soient pertinentes, il faut qu’elles soient insérées au cÅ“ur des acteurs qui, aujourd’hui, sont les plus centraux. C’est cette combinaison là qu’il faut viser, et qui est d’abord une mayonnaise culturelle à monter : se comprendre, s’apprivoiser, cerner les forces et faiblesses des uns et des autres, faire équipe. Nos légitimités ne sont pas les mêmes, alors agençons-les. C’est l’inverse de la disruption à laquelle je ne crois pas. Construire avec et non pas contre. Le sujet qui est devant nous est bien celui des nouvelles synthèses, à tous les niveaux. Par exemple, entre croissance et décroissance, il ne faut pas choisir mais combiner ; idem entre mondialisation et démondialisation, comme entre public et privé, recherche et entreprise, ou startup et grand groupe. C’est cette recherche de combinaisons qui est la nôtre.

Transformation, innovation : Où en est-on ?

En quelques années s’est imposée l’idée de transformation (notamment numérique) dans les entreprises. Elle désigne à la fois la capacité à mettre en œuvre d’autres organisations du travail (agiles, transverses…), qu’à s’ouvrir à des nouveaux acteurs (chercheurs, designers, codeurs…). Elle cible aussi l’impératif de mettre l’expérience utilisateur au centre du jeu, comme la nécessité de transformer ses imaginaires professionnels. L’idée de transformation, enfin, autorise à penser dans 20 ou 50 ans, et donc à questionner la formation des collaborateurs ou les carrières qui leur sont proposées.

Mais si cette conviction est bien présente, je trouve que les réalisations tardent. Les collaborations startups / grands groupes demeurent complexes (cadre juridique, propriété intellectuelle, délais de décision et de paiement). De même, malgré la bonne volonté de bien des acteurs publics, les processus d’achat ou les véhicules juridiques permettant de mettre en Å“uvre cette transformation demeurent mal adaptés. Un exemple : un marché public suppose de s’engager sur un livrable précis. Or, dans la majorité de nos programmes d’innovation, le résultat s’invente en cours de route. Comment faire ? Il en va de même pour la capacité de bien des acteurs économiques de voir loin, plus loin, c’est-à-dire d’anticiper la société future. Les sciences humaines sont bien trop loin des entreprises, or c’est l’une des conditions des réussites à venir : comprendre ce qui a changé pour de bon.

Quels moyens proposez-vous en matière d'innovation ?

Nous avons beaucoup de solutions :

  • Les Matrices : des programmes de création de startups et de formation d’entrepreneurs, en association avec des entreprises ou des institutions pour construire ensemble, puis lancer les startups produites ;
  • Des laboratoires d’innovation, qui embarquent des sciences humaines (pour comprendre ce qui se joue) et de la production technique ;
  • Des dispositifs de recherche qui amènent à confronter de la recherche fondamentale à des problématiques économiques pour trouver les voies de passage et en faire de réels produits ;
  • Des dispositifs de formation professionnelle / immersion, qui viennent transformer les organisations. L’approche est à 360° : technologie, entreprises et marchés, collectifs de travail, réflexivité.
  • Des formations initiales, notamment au code, gratuites et sans condition de diplôme, pour permettre à tous de changer leur avenir.

Nos approches sont à chaque fois originales, conçues comme des vraies expériences, à la fois dans les savoirs académiques, dans les technologies et dans un rapport à l’économie réelle.

Avec le recul, quels sont les freins, les erreurs ?

Beaucoup ! Tout cela est très compliqué, à commencer par se comprendre quand l’on vient d’univers aussi différents, à agencer les attentes des uns et des autres. Quand les étudiants cherchent une voie, les entreprises partenaires qui travaillent avec nous cherchent des produits fonctionnels. Parfois ces deux demandes se rencontrent, parfois moins. Les rapprocher est passionnant mais difficile.

L’autre frein principal concerne les conditions de vie des étudiants, des demandeurs d’emploi ou des startupers que nous accompagnons. Le RSA ou l’allocation chômage sont souvent les principales sources de revenu. Bien des projets vacillent de ce seul fait. C’est un réel sujet : comment parier sur la créativité comme moteur de l’économie française si les créatifs (chercheurs précarisés et artistes compris) ne disposent pas des statuts sociaux et des conditions qui permettent d’aller toujours plus loin. C’est une vraie question de société et il faudra bien la poser un jour.

Des exemples d'innovation, de projets que vous menez ?

Nous avons actuellement un laboratoire avec l’Assemblée nationale pour travailler sur le processus d’amendement. Un autre programme de recherche touche à sa fin avec Peugeot sur l’avenir de la mobilité. Par le passé, nous avons travaillé avec la Marine et Thales sur la surveillance maritime, comme avec le groupe Roche sur les innovations en santé. En parallèle des laboratoires d’innovation, nous avons des programmes d’entrepreneuriat pour « fabriquer Â» des startups. Ainsi, nous en développons un, actuellement, avec un acteur du logement social pour imaginer et produire concrètement des nouveaux services qui incarneront le « HLM du futur Â». Dans ce cas, des étudiants, jeunes professionnels, jeunes chercheurs viennent faire équipe et construire plus qu’une solution digitale mais leur insertion professionnelle future. Et pour tous les projets qui sortent de ces programmes, notre incubateur prend le relais et les amène plus loin. Demain, nous travaillerons avec des universités et institutions scientifiques pour aider la science à sortir des laboratoires. Nous nous lançons aussi dans les résidences d’artiste, avec toujours le numérique comme axe majeur.

Qu'apportent les sciences humaines ?

C’est le point clé. On a souvent réduit les sciences humaines au rang de culture générale : c’est intéressant, mais ça ne sert à rien dans son métier. Que pourrait un spécialiste de littérature comparée dans une direction financière ? Mais bien des révolutions ont eu lieu et seules les sciences humaines peuvent y donner accès. Concrètement, cela permet d’analyser les jeux de force d’un côté, la position des acteurs de l’autre, leurs imaginaires. L’entrée par une démarche scientifique permet un état de l’art, des méthodologies pertinentes, une démarche scientifique étayée et surtout une interrogation large sur les problématiques économiques et professionnelles du monde contemporain. C’est le supplément d’âme, le lieu du sens mais aussi une analyse renouvelée des marchés à venir. C’est donc très clairement productif. Ma conviction est qu’il faut que les savoirs pénètrent à nouveau l’économie et le numérique. Les avantages comparatifs et intellectuels futurs sont là.

Pourquoi l'art ?

Nous devons aller plus encore plus loin que mêler des startupers, des chercheurs, des collaborateurs d’entreprises. Nous pensons faire pénétrer des artistes et leurs réflexions dans cet effort global de transformation. Pourquoi ? Pas seulement pour la beauté du geste ! Non, parce que c’est une autre manière d’adresser les problèmes. Prenons les données de santé. On peut les regarder avec l’œil du juriste et considérer que c’est très sensible, ou avec l’œil du startuper et rêver de les exploiter. Nous pensons qu’il serait décisif de laisser des artistes s’en emparer et créer. Et non pas eux seuls dans leurs ateliers ou studios de création, mais avec les collaborateurs de l’entreprise ou du laboratoire qui les possède. Parce que ce ne doit pas être un exercice gratuit, mais bien une manière de conduire ailleurs un acteur économique quel qu’il soit, et contribuer à inventer son futur. Car sans cela, les nouveaux produits / services / modèles économiques ne s’inventeront pas – ou alors dans une version toujours plus insupportable du numérique. Il faut que l’art, la recherche, les sciences humaines s’emparent des données, des algorithmes et de toutes les questions numériques. C’est pour cela que nous rajoutons la dimension artistique à notre grand festin !

Crise sanitaire covid-19 : quelles premières réflexions de l'historien et anthropologue ?

Nous commençons à publier des textes sur le sujet, pour essayer de penser avec nos communautés. Je crois qu’il faut multiplier les points de vue. Le Covid-19 réinterroge les liens entre l’Orient et l’Occident (nous avons publié un papier sur le sujet). Il dit aussi le nouveau régime historique dans lequel nous entrons, où la crise va devenir la norme. Le coronavirus est sans doute une répétition des crises écologiques à venir. Donc la puissance publique ne peut plus être la même, pas plus que la dépendance à la mondialisation, le peu d’attention aux relations de travail ou l’absence de réflexion sur la résilience. Le coronavirus est le retour du réel. Par exemple, les 3% de déficit budgétaire – croyance étrange et qui avait fini par couper les ponts avec toute réalité des conditions économiques et sociales – ont sauté en un instant, 20 ans d’austérité aussi, tout comme la croyance dans la rationalité des marchés. Cette accélération est fascinante, et c’est peut-être une remise en cause salutaire qui met au centre du jeu nos conditions d’existence. Il faut vraiment penser ce moment, et pourquoi pas, en tirer le meilleur.

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