Désertification des centres commerciaux, baisse drastique du "foot traffic", faillites d'enseignes face à un Amazon triomphant... L'année 2017 a été particulièrement éprouvante pour les retailers américains, les médias outre- atlantique n'hésitant pas à parler de Retailpocalypse.
Nous avons voulu savoir auprès de Jean-Marc Liduena, Senior Partner, responsable des secteurs Consumer & Industrial Products chez Deloitte si une telle situation pouvait se produire en France.
Interview et décryptage :
Viuz : Sommes-nous dans une situation similaire à celle des retailers Américains à l’égard du « retail apocalypse » en cours ?
Je préfère d’emblée challenger le terme « retail apocalypse », qui est à mes yeux une expression à la mode, qui a bonne presse aux Etats-Unis pour décrire le phénomène de fermetures de magasins dans la distribution, tous formats confondus (alimentaire, non alimentaire, shopping centers etc.). Je challenge ici cette expression, et la récuse même, pour deux raisons :
- Certes, les fermetures de magasins sont nombreuses aux Etats-Unis, avec environ 5300 disparitions en 2017 selon le dernier rapport de JLL. Mais ces fermetures sont très ciblées, avec plus de la moitié dans seulement une dizaine d’états américains, plus de 4000 fermetures annoncées dans deux catégories (habillement et électronique), et 52% liées à des faillites financières.
- De plus, on oublie de regarder le nombre d’ouvertures, qui dépasse celui des fermetures, avec un solde positif de plus de 4000 magasins, notamment dans la restauration, la proximité, les grossistes etc.
En France, la situation n’est pas du tout la même, et l’on ne peut pas parler de « retail apocalypse », bien que certains centres-villes soient affectés par des fermetures nombreuses, notamment dans les villes où le taux de vacance (pourcentage de magasins fermés) dépasse les 20% (Béziers, Châtellerault, Forbach par exemple) vs. une moyenne nationale de 10%. On lit souvent de fausses assertions sur la dévitalisation du commerce en magasin, prétendument à cause du boom du e-commerce. C’est une tendance, mais ce n’est pas tout à fait exact.
Viuz : quelle est alors l’incidence du e-commerce et du digital sur les fermetures de magasins physiques ?
Il n’y a aucun lien direct. Bien entendu, on ne peut pas nier que le développement extrêmement rapide du e-commerce a des conséquences sur celui des magasins. Mais une étude Deloitte annuelle sur plusieurs pays, Navigating the Digital Divide in Retail, démontre que le « digital » n’oblitère en rien le commerce « physique ». On estime par exemple aux USA que près de 60% des ventes retail sont liées au digital, avec toujours une très large proportion en magasin : 8% de ventes e-commerce + 46% de ventes en magasins influencées par le net (dont 26% de ventes en magasins influencées par le mobile).
Deloitte estime qu’en 2019, plus de 80% des ventes en magasin seront directement influencées par le digital !
"En 2019 plus de 80% des ventes en magasin seront directement influencées par le digital !"
En fait, le digital stimule et influence les ventes en magasin, sans du tout chercher à l’éradiquer, au contraire. Les récents rapprochements de « e-tailers » comme Amazon avec Whole Foods et Alibaba avec Auchan en témoignent.
Chez Deloitte, nous n’observonsplus de fossé entre le e-commerce (online) et le commerce traditionnel (offline), mais une véritable convergence, irréversible : « Our projection for the future of Retail is that the concept of online is dead. Because when everyone is online all the time, when digital is pervasive – there is no offline. When no one is offline, then the concept of online is not necessary. Operating separate online and offline businesses is likely a waste of valuable time and energy. »
Le digital ne va pas engendrer une apocalypse du retail, mais plutôt une résurrection ! En effet, le digital permet à toutes les enseignes de se réinventer, de créer une nouvelle expérience client en magasin, de proposer de nouveaux formats et canaux, d’innover dans l’offre produit-prix-promotion, de renouveler de fond en comble la relation client, de stimuler la demande par un marketing de précision… c’est-à-dire de renouer enfin avec la croissance longtemps attendue, tout en sortant, nous l’espérons tous, d’une guerre des prix stérile et destructrice de valeur.
Viuz : quelles autres grandes tendances de consommation impactent le retail ?
Grâce aux projets de conseil et d’audit que nous menons auprès de nos clients, des grandes multinationales aux start-ups, fabricants de produits de grande consommation, ou acteurs de la distribution, nous pouvons observer les tendances suivantes :
- L’immédiateté : Le temps infinitésimal régit désormais la relation avec le consommateur : pour atteindre 50 millions de clients il fallait avec la radio auparavant 38 ans, désormais avec Facebook, il faut 4 ans, avec Instagram 6 mois, et avec Pokemon Go seulement 19 jours ! Le temps s’accélère et le consommateur attend les offres où il veut, quand il veut, au creux de sa main, avec son smartphone. Et il peut aussi comparer, noter, recommander, interroger ou acheter dans la minute. Le retail est passé d’un parcours client relativement long à un parcours client hyper court.
- La collaboration C2C : L’ubérisation se propage comme une traînée de poudre dans tous les secteurs de l’économie traditionnelle, et cette tendance provoque des bouleversements dans la consommation ; chacun d’entre nous peut devenir fournisseur à autrui, vendeur de biens et de services dont nous disposons à travers des plateformes digitales dites « collaboratives ». Par exemple, si je souhaite percer un trou dans le mur, je n’achète plus une perceuse chez telle ou telle enseigne, je la loue à un particulier pendant quelques heures. L’usage primant désormais sur la propriété, toutes les enseignes historiques doivent réfléchir à de nouvelles modalités commerciales, autour de la location, du partage, ou de nouveaux services…
- La consommation responsable : Non, ce n’est pas un mythe ou une mode passagère. Les consommateurs achètent aujourd’hui de façon plus responsable, on le voit dans toutes les catégories, alimentaires et non-alimentaires. Les fabricants et les distributeurs ont bien compris cette tendance de fond, et retravaillent aujourd’hui leur proposition de valeur (Danone par exemple souhaite apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre) ou leur offre (Auchan par exemple milite pour du bon, du sain, du local). Mais les entreprises sont encore loin du compte face à cette tendance lourde : le gaspillage alimentaire mondial du retail est aujourd’hui de plus de 1000 milliards US$ par an, alors qu’on pourrait éradiquer la faim dans le monde avec ‘seulement’ 200 milliards US$ par an…
Viuz : Comment les enseignes et les retailers peuvent sortir par le haut de cette nouvelle ère, plus que jamais digitale ?
C’est assez simple en fait, et je serai ravi de rencontrer vos lecteurs, dirigeants d’enseignes ou fabricants avec mes Associés pour en parler. En quelques mots, sans toutefois dévoiler ici l’ensemble de nos conseils de transformation pour le secteur :
- Les retailers doivent accomplir leur révolution d’excellence opérationnelle pour parvenir à satisfaire aux nouvelles tendances de consommation et à l’avènement du temps court. Nous avons le modèle FAST qui est un bon outil de réflexion stratégique et opérationnelle pour aider les retailers et les fabricants dans ce contexte : Frugalité ; Agilité ; Simplicité ; Technologie.
- La révolution digitale est tout aussi vitale : j’aime expliquer à nos clients que c’est la révolution SMURF – Social Media, Ubérisation, Robotisation, Future of Things ! Chacun de ces éléments est essentiel à l’enseigne qui veut entrer sereinement dans une nouvelle ère digitale. Et à la racine de chaque élément se situe le Data, le Big Data, le Smart Data, le Data Analytics… bref, la « donnée client », qu’il convient aujourd’hui d’exploiter, de maximiser et de monétiser efficacement et rapidement.
- Enfin, la révolution responsable sera la clé de la survie des enseignes et des fabricants. Seuls survivront ceux qui apporteront une véritable réponse aux enjeux globaux de l’environnement, de la santé, de la malnutrition, de l’énergie, de l’eau et des ressources… en un mot ceux qui auront une véritable éthique commerciale responsable !