Rédacteur Jean-Baptiste Bard, Strategic Planner chez tms France, membre de l’AACC.
Afin de ne pas stéréotyper les comportements humains et d’éviter les raccourcis générationnels, nous ne parlerons pas de tendances dans cet article mais plus de nouveaux signaux. Des signaux faibles qui nous indiquent de nouvelles maturités comportementales dans une société de plus en plus technologique.
Un nouveau rapport à l’espace-temps
Notre rapport à l’espace et au temps a considérablement évolué ces dernières années, les phénomènes de doomscrolling, la limitation de temps d’écran optionnable sur tiktok ou sur les smartphones nous montre que nous avons perdu le contrôle sur notre propre temporalité, sur notre façon de « passer le temps ». Alors que 77% des Français vont sur internet pendant leur temps libre*, le digital devient le nouveau territoire d’expression des hobbys traditionnels. Les pratiques outdoors deviennent même les plus tendances pour affirmer son identité en ligne, nous transposons le monde extérieur sur notre monde digital. Cela n’existe pas tant que l’expérience n’est pas digitalisée. Selon Jean Richer, ces interconnexions technologiques rétrécissent notre monde, créant une méta-cité où frontières géographiques et spécificités locales disparaissent au profit d'une agora digitale globale. Un autre exemple est la migration des tiers-lieux physiques (cafés, bars…) vers le digital. La catégorie 'Just Chatting' de Twitch, initialement pour les gamers, a dominé les audiences en 2023 avec plus de 3 milliards d’heures regardées. Cette catégorie invite notamment des streamers à prendre un café, cuisinerou prendre des repas avec leur viewers : Bienvenu dans l’ère du « Just Chatting World ».
Nous observons également un nouveau rapport au temps chez les individus : les enfants ne veulent pas rester jeunes alors que les anciens veulent abolir la vieillesse. La nouvelle génération de « Sephora Kids » partage leur routine anti-rides sur Tiktok, ou nous apprend à devenir entrepreneur à 13 ans. À l’inverse, les adultes, sous l’impulsion de Bryan Johnson, créent une compétition olympique (Rejuvenation Olympic) récompensant les meilleurs traitements anti-âge. Les laboratoires cosmétiques parlent même de « Reverse Aging » .
La hantise de l’ennui
Le digital a impacté en profondeur notre résistance à l’impatience et à l’attente. Aujourd’hui, le point de non-retour semble atteint, lorsque l’on constate l’impact du digital et des nouvelles technologies sur nos usages. 44% des européens avouent même surfer sur internet lorsqu’ils regardent un programme vidéo**. Les créateurs de contenus tiktok adoptent la technique « Split screen », qui consiste à ajouter un flux vidéo continu à leur vidéo initial, afin de s’assurer que leur audience ne décroche pas.
Sabine Duflo (psychologue) a noté une baisse d’attention, de concentration et des réactions plus impulsives chez les enfants/ados, utilisateurs abusifs d’écrans. L’hormone de dopamine étant responsable du plaisir et de la motivation réagit énormément aux stimulis des réseaux sociaux et des contenus vidéos. Les autorités tentent de réguler, mais encouragent parfois cette tendance, à l’image de David Cameron qui publie des vidéos en plan séquence de 2 min pour annoncer des mesures politiques. Cette hyperactivité, véhiculée par les créateurs de contenus et les algorithmes de diffusion, pousse les artistes à questionner notre rapport à l’ennui. La Fondation Du Rien (Maif x Centquatre), permet de réserver des créneaux factices dans l’agenda des particuliers pour les annuler à la dernière minute, et ainsi retrouver du temps libre.
Les nouvelles relations humaines
Depuis les années 2000, le digital est une source de revenus pour les entreprises, théorisé en 2009 par le « Digital Labor » qui induit la notion d’industrialisation économique du digital. Ces dernières années, une nouvelle forme d’économie à émergée : La Creator Economy. Concrètement, chaque individu peut envisager une carrière professionnelle en tant que créateur de contenu digital, et devenir une entreprise à part entière. L’engagement avec son audience devient le premier indicateur de rentabilité, et pour y parvenir, l’instrumentalisation de ses émotions humaines en devient la méthode. En chine, les « nüzhubo » (traduire « femmes hôtesses ») désignent les professionnelles du « livestream », qui passent des heures entières à interagir avec leur audience en vidéo. Tout devient donc scénarisé, de la posture aux vêtements mais surtout les émotions sur commande viennent « recréer » une relation humaine. C’est le point de départ du phénomène de relation « parasociale », où les individus consommateurs, fantasment une forme de proximité relationnelle avec les influenceurs/livestreamers. Cette déshumanisation de la construction relationnelle est le reflet d’un problème plus profond chez les jeunes : l’isolement et la solitude. 62% des 18-24 ans affirment se sentir régulièrement seuls***, (plus que les seniors). Cette solitude/isolement tend à croitre lorsque l’on observe les applicatifs de l’intelligence artificielle, qui nous promet, pour 14€ par mois de séduire grâce à l’IA sur Tinder. Les marques ont également un rôle à jouer dans la représentation de la technologie au sein de notre société et nos rapports humains. La dernière publicité d'Apple pour l'iPad, suggérant une technologie surpassant les talents créatifs humains, a été retirée après un backlash. On note le paradoxe entre course à l’armement technologique dans nos vies et peur de la déshumanisation. La technologie, influencée par l’IA, repense aussi les relations humaines au sein d’une société : Pol.is en Asie, plateforme algorithmique permettant de recueillir, catégoriser et classifier les positions des citoyens vis-à-vis d’une politique nationale. En cartographiant les opinions, la plateforme classe les propositions, consensuelles comme dissensuelles, et identifie celles ayant l’adhésion ou le rejet majoritaire de tous les groupes.
Conclusion
Le digital et le progrès technologique dans leur ensemble jouent un double rôle dans l’évolution des rapports et comportements humains dans notre société. Puissants et synonymes de prospérité pour certains, il devient dangereux et isolant pour d’autres. Les marques d’aujourd’hui et de demain se devront d’appréhender l’impact et le rôle qu’elles veulent lui donner, quelle balance entre bénéfice sociétal et bénéfice d’entreprise. Est-ce que l’ultra-rapidité, la proactivité et l’immersion de la future expérience du commerce conservera nos relations inter-humaines ? Permettra-elle d’ancrer les individus dans un espace, un territoire et d’appartenir à une culture spécifique ? Ce sont des questions auxquelles les marques devront répondre.
Sources :
* Étude Ipsos x CNL, 2024
** Rapport Y Pulse, 2024
***IFOPxFlash, 2024