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Creator Economy : la tectonique des plateformes

par Jérôme Colin, Managing Director Automotive, Mobility, Industry & Technology, Media Strategy chez Fifty-Five


La “creator economy” s’est imposée comme un sujet majeur ces derniers mois pour les investisseurs et les observateurs de l’économie digitale.

Comment en est-on arrivé là ?

Comme bien souvent, nous sommes à la croisée des chemins entre des technologies matures, des usages qui ont évolué… Et de bonnes idées (ou autrement dit, de nouveaux business models attractifs). 

La technologie, déjà éprouvée par de nombreux modèles comparables, est une fois de plus ici déclencheur important de nouvelles tendances. Historiquement, les créateurs de contenus, qu’ils soient musiciens, écrivains, réalisateurs, acteurs, performers, étaient confrontés à deux problématiques avant de vendre leurs oeuvres : financer la production (combien de légendes existent sur les labels musicaux ruinés par un enregistrement trop long et coûteux, de studios de cinéma ruinés par un film dont le tournage ne se termine jamais ?) et toucher leur public (sans cinémas, TV, distributeurs de presse, théâtres et clubs... impossible de diffuser les œuvres). Les nouvelles technologies permettent déjà depuis des années de produire du contenu professionnel chez soi, souvent à peu de frais. Quant à la diffusion, les réseaux sociaux et diverses applications permettent aujourd’hui aux créateurs de se connecter à leurs publics et de diffuser leurs contenus à moindre coût, de la même manière que des Amazon, CDiscount, ou  encore Etsy ont permis à des petits commerçants ou artisans d’étendre leurs zones de chalandise au monde entier. 

Des start-ups telles que Patreon, Substack ou encore OnlyFans ont été des précurseurs pour permettre aux créateurs de diffuser leurs contenus dans des environnements maîtrisés. On peut noter également que YouTube, Instagram ou TikTok, par exemple, ont permis depuis plusieurs années à des artistes amateurs de diffuser leurs contenus, et que des plateformes telles que Bancamp permettent depuis longtemps à des artistes de commercialiser assez directement leurs œuvres. Instagram travaille d’ailleurs activement à la création de nouveaux outils à disposition des créateurs de contenus, le “Creator Shop”, une extension des fonctionnalités actuelles de shopping sur l’application, ainsi qu’une “branded content marketplace”, qui permettrait de faciliter les rencontres entre les créateurs de contenus et des sponsors. Twitter et Facebook ne sont pas en reste, le premier permettant maintenant aux twittos de faire payer des abonnements à leurs fils d’actualités, le second en offrant une plateforme de diffusion payante (pour les spectateurs).

Les usages ont quant à eux beaucoup évolué ces dernières années avec les dynamiques des réseaux sociaux et des plateformes de contenus. La découverte, l’information et le divertissement passent de plus en plus par Twitter, Facebook, Tiktok, mais également les plateformes de blogs, de podcast ou même YouTube. Les utilisateurs ne se connectent plus seulement à des institutions (chaînes TV, radios,...) mais également à des personnalités : les ingrédients sont donc en place pour l’émergence d’une économie où créateurs et consommateurs se retrouvent en lien direct.

La, ou plutôt les bonnes idées, c’est de réussir à industrialiser et organiser cette filière et de proposer des modèles de monétisation directe. Par exemple des plateformes (Patreon, OnlyFans,...) qui agissent comme des marketplaces regroupent tous les moyens nécessaires pour les créateurs : génération de trafic, moyens de production, gestion des paiements... Ou encore, des outils en SaaS facilitent le travail des créateurs (Medium, Substack...). Enfin, si la monétisation existe depuis longtemps sur YouTube, grâce à la publicité, l’idée est maintenant de passer à un vrai modèle de “vente”, de personne à personne. 

Différents modèles sont testés en parallèle : Twitter ou Buymeacoffe proposent des dons ponctuels et discrétionnaires, OnlyFans, Medium ou Substack proposent des abonnements. De même, différents modèles de rémunération sont testés avec des taux de reversements aux créateurs allant de 50% (Twitch) à 80-90% (OnlyFans, Substack) voire 95% (Buymeacoffee) ou 100% (Twitter, qui se sert de cela plutôt pour développer de l’intérêt et du trafic). On peut noter que Clubhouse, qui fait actuellement les grands titres, se cherche encore: s’il effectue des tests assez similaires à ceux de Twitter ou Facebook, Clubhouse ne semble pas encore posséder de modèle économique éprouvé.

Les trois piliers que sont production, diffusion, monétisation étant en place, une vraie ruée vers l’or peut désormais avoir lieu, car les plateformes gagnantes pourront jouer sur les effets d'échelles pour rentabiliser leurs investissements, comme l’a fait Amazon avec sa marketplace.

La fin des grands médias et des grands producteurs ?

C’est vrai qu’on a pu voir de grands journalistes quitter leurs titres pour se consacrer à leurs propres newsletter payantes (par exemple le journaliste Danny Lavery qui a quitté le New York Times pour produire une newsletter sur substack...contre une avance de 430 000$), ou bien des artistes proposer des abonnements à leurs fans (Paul McCartney, Neil Young,...). On a vu l'émergence de créateurs individuels qui réussissent à tirer des revenus conséquents. Mais au-delà de ces exemples emblématiques faut-il s’attendre à un raz-de-marée de créateurs au détriment des acteurs historiques? Selon les secteurs, on peut s’attendre à des résultats différents.

En termes de diffusion, il est clair que ce nouveau modèle est efficace et ne porte que peu de limites.En termes de production par contre, il est certain que sans le support d’une structure importante, de nombreux créateurs seront rapidement limités pour mettre en ligne du contenu qualitatif. Pour la presse, le fact-checking, l’investissement dans des articles de fond (enquêtes longues), la protection juridique, le challenge des réunions éditoriales, restent l'apanage de grandes structures et cela pourrait significativement limiter l’intérêt de newsletters à plus long terme. Pour la musique, peu d’artistes peuvent vivre de la diffusion seulement, et l’organisation de tournées, la présence médiatique nécessitent les moyens des producteurs. Pour le cinéma les limites sont encore plus évidentes, étant donné les moyens nécessaires à la production d’un film.

Mais c’est surtout en termes de monétisation que la limite pourrait être la plus forte. Les consommateurs sont sollicités pour un nombre croissant d’abonnements (telco, TV, Netflix, Disney, presse,...) ou de contenus payants, le plus souvent avec des logiques d’“illimité”. Face  à cela,  le budget qu’ils pourraient allouer à des créateurs se trouve contraint. Dans le cas de la presse par exemple, pourquoi m’abonner à cinq newsletters à 3€ lorsqu’un abonnement à un ou des titres qualitatifs pour 10€ me fournirait plus de diversité et une qualité suffisante? 

Il s’agit également de remettre ce phénomène dans un contexte post-covid : depuis une situation de sur-consommation de contenus et de sous-dépenses en loisirs (ce qui a été bénéfique pour les plateformes de créateurs), les ménages pourraient revenir à la normale. 

Enfin, il ne faudrait pas négliger le rôle de la curation et de l’éditorialisation, métiers historiques des grands acteurs du contenu. Les consommateurs ne sont pas toujours dans une démarche pro-active, “leaning forward” pour aller chercher les contenus qui pourraient les intéresser : les flux que représentent un journal ou une chaîne TV sont également recherchés par les consommateurs “leaning backward”.

Finalement, les acteurs historiques ne pourraient être que marginalement menacés, à la condition de se focaliser sur leur différenciation et sur la qualité. Le cinéma pourrait être le plus à l’abri (il doit cependant composer avec la restructuration de l’industrie initiée par Netflix, Amazon, Disney et les autres), et la presse, déjà affaiblie, pourrait être la plus touchée.

Tout d’abord, concernant les créateurs, nous allons probablement retrouver quelque chose de similaire à ce qui se passe avec YouTube et les influenceurs des réseaux sociaux, à savoir une logique de longue traîne. 

Offres duales (historiques contre plateformes et indépendants) : quels impacts ?

Quelques stars, à la personnalité suffisamment forte, aux contenus suffisamment qualitatifs (que ce soit en termes d’information ou de divertissement) pourrons en tirer des revenus substantiels. Un certain nombre pourra en vivre. Mais pour la grande majorité il ne pourra s’agir que de revenus d’appoint. Une situation finalement pas si différente de la situation actuelle dans le monde de la culture, mais probablement avec une courbe encore plus creusée ! Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’individus, qui se feraient rémunérer directement par des consommateurs au budget contraint, le tout sans l’aide d’une “machine” marketing puissante. Pour de nombreux créateurs, on peut presque parler d’ubérisation de leurs talents puisque les plateformes se rémunèreront sur leurs créations et profiteront de l’effet d’échelle.

De nouveau à la manière d’un Amazon Marketplace (ou bien d’un Magento qui fournit les outils de back-end aux commerçants), certaines plateformes pourraient devenir les “reines” de cette économie : le succès de OnlyFans ou de Substack semble aujourd’hui indéniable. Mais comme dans le commerce électronique, seule une situation oligopolistique pourrait permettre de véritablement générer beaucoup de valeur. D’où la course des investisseurs pour miser sur le bon cheval (et faire le buzz autour) !