Viuz

Du danger de (sur) engager ses audiences ?


En 2019, la grande tendance est à l’engagement de ses audiences. C’est même devenu une injonction à laquelle on ne peut échapper, un leitmotiv auquel il faut se soumettre. On assiste donc à une course effrénée au like, au commentaire, au clic … et les plateformes en ligne possèdent des mécaniques bien huilées pour encourager et optimiser ce processus. Sauf qu'à trop vouloir engager son public, on risque fort de le lasser, voire pire, de l’écœurer, le poussant ainsi à un véritable décrochage ! Explications.   

Technologie persuasive

Kantar Media donnait le ton en début d’année, citant l’engagement parmi les 10 orientations phares de son rapport sur les tendances social media. L’institut d’études dressait alors un état des lieux du (très) prolifique marché du techno-engagement, à savoir toutes ces nouvelles fonctionnalités développées pour optimiser la prise d’initiative des audiences : boutons à réactions, sondages en tous genres, outils collaboratifs, stickers à questions, emoji sliders, etc.

Une façon ô combien astucieuse de renverser la théorie établie du 90-9-1 … soit 1% de créateurs de contenus, 9% de consommateurs actifs qui sans créer le contenu interagissent avec ... et 90% d’usagers passifs. Un véritable enjeu que de pousser ces derniers à s’impliquer ! La solution des géants de la tech pour y parvenir ? Faciliter la prise de réaction – un clic – et rendre l’action quasi intuitive et mécanique, pour ne pas dire robotique.

Rien de magique, me direz-vous, mais une mise en pratique disciplinée des enseignements délivrés par BJ Food, fondateur du laboratoire des technologies persuasives de l’université de Stanford qui a vite compris que les interfaces peuvent être élaborées afin d’orienter le comportement des utilisateurs en misant notamment sur leurs habitudes et leurs biais cognitifs. Et rien de tel que d’exploiter la paresse et l’inertie pour faciliter l’adoption d’un comportement d’apparence facile et peu contraignant.

A l’image d’un mur social et de son flux que l’on peut scroller sans fin ni faim, l’engagement est lui aussi devenu presque (trop) facile : un clic donne désormais accès à toute une large gamme d’actions. Sans oublier que le comportement face à un contenu entre en compte dans les algorithmes des plateformes qui, in fine, détermineront la visibilité de ladite publication. D’où au finish une course effrénée à l’engagement … quitte à générer des abus et perdre son essence ?  

Artifices et lassitude ?

Certains, se croyant plus malins que d’autres, ont ainsi cherché à tromper le système en quémandant cet engagement réflexe avec des techniques comme le « share baiting », lorsque l’on demande par exemple de partager avec ses amis pour participer à un concours, ou le « tag baiting » en incitant à taguer des amis qui seraient concernés par la publication, et ce dans le meilleur des cas. En effet, qui n’a pas déjà été tagué dans un post ou un tweet sans aucune raison apparente et dont l’objectif est de satisfaire l’égo de son auteur qui espère ainsi exploser son compteur de like et de share ? Or cela commence franchement à agacer.

Les plus avertis d’entre nous auront remarqué qu’il suffit d’un seul signe d’engagement de notre part sur un contenu, qu’il soit pertinent ou pas, et c’est le jackpot assuré : des contenus similaires nous seront imposés jusqu'à la nuit des temps. Certes les géants de la tech ont à cœur de « purger » leurs plateformes de ces travers et s’y emploient avec force par le biais de nouvelles applications et révisions des algorithmes … mais en attendant cela fatigue quand ça n’indispose pas carrément.

Du coup, on assiste à la multiplication des lurkers, cette majorité silencieuse qui observe mais ne s’engage pas. Notons également le phénomène du social cooling, refroidissement social qui se résume par cette phrase : « vous savez que vous êtes observés donc vous changez de comportement ». Que dire par ailleurs du besoin croissant de déconnecter … pour mieux se reconnecter et ainsi éviter le tech-burnout ? « Offline is the new luxury » diraient non sans humour les Américains…

De l’attention… à l’efficience ?

Mais pourquoi prêter autant de valeur à l’engagement au point d’en faire une fin en soi sans jamais réfléchir à sa signification ? Tout simplement, et c’est là le problème, car nous évoluons dans une économie de l’attention dont l’engagement représente la consécration ultime. Pourtant cette attention n’en demeure pas moins morcelée, éclatée face à l’abondance de contenus et de stimuli auxquels elle est quotidiennement soumise.

Conséquence : nous sommes écrasés par le sentiment de ne plus avoir le temps. Et cela nous mène droit au burn-out. Voici pourquoi il devient urgent de modifier le modèle qui sert de socle.  Il faut désormais bâtir, non plus une économie, mais une « écologie de l’attention, empathique, tournée vers l’autre et consciente de ses environnements », comme le souligne Yves Citton, théoricien de la littérature et penseur d’origine suisse.

Aaron Shapiro, l’ex CEO de l’agence média américaine Huge va un cran plus loin et prédit tout bonnement la fin de cette économie de l’attention, évoquant du même coup celle à venir : l’économie de l’efficience, bien plus raisonnée, où l’on payera pour l’utilité et l’efficacité des services. Plus besoin alors de ruses pour nous pousser à commenter, liker, partager … et nous reviendrons à de vrais usages raisonnés.

Il faudra, pour y parvenir, repenser et dépasser ces usages fictifs qui alimentent un système saturé de signes d’usure et de fatigue mais que nous alimentons encore frénétiquement malgré nous.

MD