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Peut-on simplifier le digital ? Par Jean-Marc Liduena (Deloitte, INSEAD Alumni Association)

Le Digital est-il devenu complexe ? Trop complexe ? Après avoir longuement discuté de ce sujet avec Jean-Marc Liduena – Senior Partner chez Deloitte et Président de l’association INSEAD Alumni – nous avons donc décidé directement de lui poser la question au cours d’une interview.

Viuz : Peut-on simplifier le digital ?

Jean-Marc Liduena : OUI, on peut simplifier le digital … MAIS…

Mon « oui » est franc car on peut tout simplifier, on peut en effet toujours regarder les problèmes les plus complexes et les simplifier en les modélisant. Einstein a même réussi à modéliser la relativité.

La modélisation est donc une première étape de la simplification.

Pour prendre un exemple historique, il y a une vingtaine d’années dans le secteur BtoC les relations clients / fournisseurs étaient de plus en plus complexes, mais Walmart et Procter & Gamble ont réussi à s’asseoir ensemble pour inventer le « Category Management » avec des règles et des principes clairs pour gérer la relation-client fournisseur.

Un autre exemple : quand le mobile a véritablement pris son envol il y a une quinzaine d’années,  le billing et le pricing ont posé des problèmes très complexes - entre fabricants, opérateurs, fournisseurs, consommateurs… Les opérateurs sont parvenus à simplifier largement le problème en modélisant leurs gammes de prix et leur mode de facturation, au point qu’il est beaucoup plus simple  aujourd’hui de comparer les offres des opérateurs.

Aujourd’hui le digital présente des enjeux inédits avec énormément de data à traiter, dont le volume double tous les 18 mois. En 2012, le volume de data généré par jour était de 2.5 exabytes ! Par ailleurs la multiplicité des acteurs, la complexification de la chaîne de valeurs entre fournisseurs, consommateurs, intermédiaires, partenaires, producteurs, et acteurs des réseaux sociaux rendent encore plus complexe la transformation digitale et la valeur qu’on peut réellement en tirer.

Viuz : Comment peut-on dès lors simplifier la transformation digitale des entreprises ?

Jean-Marc Liduena :  Si je pense que c’est simplifiable c’est que trois grandes fonctions ont vocation à se simplifier en convergeant en une seule : le Marketing (l’offre), la Relation Client et les Ventes.

Le marketing digital se simplifie car les consommateurs, à travers leurs smartphones, peuvent être touchés « au creux de la main » par les offres on-line.

La relation client, à travers les dispositifs entre producteurs et distributeurs se poursuit à travers l’EDI (electronic data interchange) qui permet d’échanger de vastes volumes de données très rapidement, sur les consommateurs ou pour les paiements et les approvisionnements par exemple.

Enfin, les ventes  s’organisent de plus en plus en plus autour de stratégie « omni-channel » ou «omni-canal». Des grandes enseignes comme le groupe Galeries Lafayette par exemple réorganisent leur organisation des ventes sur un mode omnichannel.

De son côté, l’IT se réinvente aussi pour faire face à cette convergence digitale sous la bannière du «  Cloud ». Il n’y a plus de schéma directeur informatique comme il y a 10 ans... mais simplement une stratégie « cloud management ». Je constate d’ailleurs que la plupart des grands fournisseurs ont d’ailleurs reconstitué ou réorienté leurs offres dans ce sens.

Viuz : Vous disiez « Oui… Mais… »  Il y a donc un mais ?

Jean-Marc Liduena :  Oui il y a un mais car «l’opérationnalisation » de la transformation digitale est en revanche de plus en plus complexe.

Il existe trois niveaux de complexité dans l’opérationnalisation : les talents ; la technologie ; la maîtrise de l’écosystème multi-dimensionnel.

Dans le digital, Le leadership et les talents manquent. La question qui se pose dans l’ensemble des comités de direction est au final « qui fait ça » ? Il est par exemple très difficile de recruter  un directeur marketing ayant une expérience opérationnelle digitale des réseaux sociaux de plus de 10 ans, car Facebook naissait seulement il y a 10 ans ! La profession du marketing est en pleine révolution et les talents ne sont pas encore au rendez-vous.

Côté technologie, il y a encore beaucoup d’incantatoire… y compris chez les consultants. Pour maîtriser le big data par exemple, il faut se doter d’outils de « Data Analytics » pilotés par des super-experts de la donnée. Chez Deloitte, nous avons intégré plusieurs équipes ou experts en Analytics pour faire face à ce défi et servir efficacement nos clients : mon associé Jason Gordon a rejoint Deloitte en 2011 en GB pour piloter une équipe de Data Scientists dans le secteur B2C ; Reda Gomery nous a rejoints en France cette année, pilotant une équipe capable de « cruncher » des volumes de data considérables pour en extraire des analyses très détaillées et sources d’avantage concurrentiel pour nos clients B2C et B2B.

Mais il ne faut pas se leurrer, l’exécution technique et la manipulation du big data nécessitent des moyens et coûtent cher. Peu de sociétés ont encore consenti les investissements nécessaires.

J’ajouterai que les interactions dans l’écosystème digital se sont compliquées : la chaine de valeur R&D/production/fournisseurs/intermédiaires/client finaux est littéralement bouleversée dans ce nouvel écosystème digital multi-dimensionnel. Il faut en (re)prendre le contrôle, maitriser l’écosystème digital.

Par exemple, même la R&D n’est plus linéaire. Le Groupe P&G a développé depuis 2011 une plateforme digitale d’Open Innovation, en forme de crowdsourcing : « Connect & Develop » réunit digitalement universitaires, laboratoires, PME, chercheurs et consommateurs pour donner naissance à des nouveaux produits. Un cas exemplaire est la marque Febreze (désodorisant) qui a dépassé un CA de 1 milliard de dollars grâce à Connect & Develop. P&G a fixé comme objectif en 2015 de générer 3 milliards de dollars incrémentaux par ce moyen d’innover. Vous noterez qu’ils ont mis près de 15 ans à opérationnaliser cette plateforme pour atteindre son plein potentiel.

J’insiste enfin sur la nécessité d’une gouvernance solide autour du digital. Je dis souvent que le digital est une fenêtre vers la mondialisation qui se voudrait heureuse mais ne l’est pas tout le temps. Par exemple aujourd’hui, un consommateur peut acheter un produit de luxe sur une plateforme dématérialisée … Sans passer par la case producteur.  Sur un produit de luxe les marges vont se diluer car il y a des guerres des prix dans les ventes online et offshore qui détruisent beaucoup de valeur pour les fabricants, sans même parler de la contrefaçon. A l’heure où les retailers migrent de plus en plus vers le « online » et où les pure players « e-tailers » lorgnent sur le physique, les fabricants doivent donc se réinventer. C’est le défi de Jean-Paul Agon qui a imposé à ses équipes de L’Oréal d’atteindre 5% du CA total du groupe dans le digital.

Le modèle de distribution et de vente online est à réinventer complètement par les fabricants pour récupérer le contrôle de leurs propres marques !

Viuz : Quels sont les meilleurs pratiques en termes d’organisation de stratégie digitale ?

Jean-Marc Liduena :  On peut bien entendu se faire aider par des spécialistes multi-secteurs et  multi-dimensionnels , qui conseillent leurs clients B2C et B2B pour répondre aux deux problématiques que nous appelons le « Where to play » ou le « How To win » dans le digital.

Un challenge essentiel tient également au recrutement des talents et à  l’organisation du leadership digital, je pense par exemple à Lubomira Rochet, ex Microsoft et Valtech, une Normale Sup arrivée il y a 6 mois chez l’Oréal, nommée CDO (chief digital officer) et qui devient ainsi la plus jeune membre du Comex du Groupe. De la part du CEO, cela réclame un choix radical et une vraie prise de risque pour imposer le modèle digital et réorienter la statégie de l’entreprise !

Par ailleurs, à plus long terme, je pense que le titre de CDO est voué à disparaître, car il créera une difficulté de lecture complète de l’organigramme entre le marketing, les ventes et l’IT, avec des frictions inutiles et des guerres internes potentiellement destructrices de valeur. Il ne faut pas que le digital devienne un projet Y2K bis, et je pense donc qu’à terme, le CEO doit être le véritable CDO car le digital est tout, et dans tout.

J’estime pour conclure que le Digital est l’un des trois dossiers prioritaires du CEO en 2015, avec le Cost Fitness et les Pays Emergents comme le continent africain ou les pays « Wanna BRIC’s».