Navi Radjou, ancien de Forrester et co-auteur d' Innovation Jugaad a accepté de nous rencontrer pour détailler en le phénomène du Jugaad. Dans son interview, il nous explique le sens que peut prendre le Jugaad pour les entreprises occidentales.
Viuz : Qu’est ce que le Jugaad peut apporter aux entreprises occidentales ?
Navi Radjou : Je pense que le Jugaad part avant tout de l’individu et va vers le collectif. Le Juggad est en quelque sorte ingéniosité brute que l’on a occultée dans les grandes cultures d’entreprises occidentales
L’idée pour les grands groupes est donc de créer une aventure commune et une communauté physique avec d’autre partenaires et entreprises afin de créer ce que j'appelle un «Thought leadership actionnable» un «Do Tank», plutôt qu’un Think Tank. Dans le Jugaad, la valeur créée est avant tout du capital social.
Le Jugaad qui s’apparente au système D , vient souvent,dans les pays émergents, de la création d’un nouveau système. Dans les grandes Entreprises, il y a déjà un système, mais souvent il ne marche plus ou il est déficitaire. Il y a donc une demande de refonte et l’idée de transversalité et de «faire plus avec moins» a beaucoup de résonance. C’est avant tout un état d’esprit à adopter dans un environnement où les choses changent rapidement.
Aux Etats-Unis, 50 millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie et 80 Millions de personnes sont sous-bancarisés, or des entrepreneurs montent des systèmes mobiles pour adresser d’une manière frugale, les problème de santé comme l’outil de mesure sanguin et auditif de Cellscope ou les initiatives d’ «Inclusive banking» auprès des minorités comme celles menées par le CFSI à Chicago réunissant plusieurs grands acteurs de la banque autour des bonnes pratiques auprès des minorités ethniques..
Viuz : Quels sont les exemples d’initiatives de type Jugaad dans les grandes entreprises dans les pays développés ?
Navi Radjou : Le but du Jugaad n’est pas tant de concevoir des nouveaux produits que d’innover de façon rapide et moins couteuse. Carlos Ghosn est un fervent partisan du Jugaad depuis 2006 et, après l’expérience réussie de la Dacia qui représentait 0,5% des revenus de Renault en 2005 et 50% aujourd’hui, pousse l’expérience dans les pays émergents.
Gérard Detourbet, le père de la Logan dirige ainsi à Madras, une plateforme d’architecture simplifiée partagée entre Renault et Nissan afin de concevoir de nouveaux modèles de véhicules à destination des pays émergents. Elle fonctionne avec une équipe de jeunes ingénieurs Indiens et de fournisseurs locaux qui parvient à trouver des solutions trois fois moins chères que ses contreparties occidentales ou Japonaise à Iso qualité. La plateforme est destinée à bâtir des modules dits «Common Family Module» avec des composants interchangeables inspirés du modèle Dell sur les ordinateurs.
Outre Atlantique, sous l’impulsion de sa CMO Beth Comstock, GE, conscient que sa prochaine concurrence pouvait venir aussi bien de Google ou d’IBM a bouleversé son ancien modèle de R&D qui avait trop tendance à mettre en avant les process plutôt que l’ingéniosité. Elle met par exemple ses brevets à disposition des développeurs pour designer des objets en mode co-création : c’est le projet Aros, une solution d’air conditionné vendue sur Amazon et développé avec Qirky,
Il y a de nombreux autres exemples : AirFrance utilise une approche similaire développée par un pilote pour optimiser la maintenance sur les avions, Boing imprime des pièces de cabines sur imprimantes 3D. et la SNCF a récemment inventé un appareil conçu au départ sur le terrain avec quelques bouts de bois et un disque optique pour démagnétiser les billets.
Plus proche de nous la société Expliseat créée par des Ingénieurs des Mines a développé un concept de siège d’avions de 4kilos destiné aux classes économiques sur le campus de l’école.
Bouygues construction, à travers son Concours d’innovation terrain qui vise à faire remonter les initiatives locales a par exemple conçu une longue spatule permettant de disposer le béton sur des hauteurs difficilement accessibles.
Preuve que le Jugaad peut être très Low Tech au départ. Je tiens en revanche à corriger une erreur d’interprétation le Jugaad n’est pas forcément LowCost, ainsi Bosch qui a collaboré avec Tata Motors sur les voitures à bas coût revend aujourd’hui son savoir faire à Mercedes sur des modèles Premium.
Viuz : Qu’est-ce que le Jugaad peut apporter à des leaders du digital ?
Navi Radjou : Souvent de grandes sociétés comme Philips et Siemens embauchent beaucoup d’ingénieurs qui viennent pour repousser la frontière technologique et ajouter plus de fonctionnalités aux produits commercialisés.
Or l’innovation jugaad n’est pas un «additive » mais vise au contraire à simplifier et enlever des fonctionnalités en exerçant un focus sur le minima nécéssare. Chez Siemens cela a consisté à concevoir en Inde, un moniteur cardiaque foetal utilisant un micros plutôt que les ultrasons très coûteux. Ce qui rend l'objet plus facile à utiliser par des personnels moins qualifiés que les docteurs.
Viuz : Quel impact a le Jugaad en termes de ressources humaines ? En quoi change t-il l’organisation ?
Navi Radjou : Je ne crois pas à la disruption qui fait très XXème siècle, d’autre part, le Jugaad n’est pas une méthode ni une idéologie. Le but du Jugaad est de bâtir sur l’existant. Ce que nous conseillons aux entreprises est une approche transversale au sein des organisations qui vise à revaloriser l’ingéniosité individuelle qui part de l’authenticité de l’humain pour l’exprimer dans un cadre collectif car souvent, dans les grands groupes, la Culture d’entreprise massive tant à étouffer l’individuel.
Il est vrai qu’en Inde, en Chine ou au Brésil le Jugaad a pu s’épanouir auprès de personnes à la marge, des rebelles souvent anti-conformistes disposant en fait de moins de «référents » que les cadres occidentaux. Il passent ainsi souvent plus de temps à observer les usagers que cloisonnés dans des labos.
Une réflexion issue de la Pensée Sauvage de Claude Levi-Strauss oppose souvent les savants aux bricoleurs. Les Savants ont beaucoup à perdre, les bricoleurs n’ont rien à perdre. Cela demande un changement de mentalité. Mais je constate que les personnes à la frontière de ingéniosité et et de l’ingénuité existent en entreprise.
En termes d’organisation, cela passe par la mise en place d’une équipe transversale, souvent réduite comme le TGV Labs à la SNCF qui a mis en place une équipe de trois personnes dédiée à la collaboration transversale et à l’amélioration des services au sein des TGV.
En revanche il est nécessaire que ces initiatives reçoivent un soutien fort de la part du Comex pour exister pour éviter le syndrôme « Qu’est-ce quil fait machin au juste ».
En contrepartie, elles devront être dotés de KPIs clairs et d’horizon de productivité courts dans des «cycles compressés» souvent de l’ordre de six mois. Enfin elles ne doivent pas seulement reposer sur la bonnes volonté de quelques uns mais être dotés d’ «Incentives».
Viuz : Vous dites souvent que le Jugaad doit partir du cœur ?
Navi Radjou : J'explique que nous ne sommes pas que des «cerveaux sur pattes". Il y a, à mon sens, une énorme méprise sur la notion de «Knowledge worker». Or, Les Knowledge workers ont aussi un cœur.
Je crois que l’ingéniosité est un besoin vital. Il est par exemple intéressant de constater que dans le système des Chakras Indiens, la passion, la compassion et l’intuition prennent naissance dans le bas du corps pour remonter au cœur.
En Inde, les meilleures inspirations de Jugaad sont venues d’une grande empathie et du désir de résoudre des problèmes urgents et visibles au sein de sa communauté.